ACTE IV - le déclin

Une galerie d’art. De nombreuses œuvres de Félix sont exposées. Le portrait aux écus occupe une place discrète. Il manque visiblement un tableau. Des visiteurs vont et viennent.

Scène Première

FÉLIX – LISE – MARTIGNAC – DUQUATRAIN – Visiteurs

MARTIGNAC

Eh bien ! mon cher Félix, combien as-tu réalisé d’entrées ?

FÉLIX

Je ne sais pas. Beaucoup. C’est Lise qui s’occupe de la caisse.

LISE

Plus en un jour que le mois dernier. Je ne compte même plus, j’en ai le tournis. Ce vernissage est le plus impressionnant de ta carrière. Et nous avons maintenant de quoi vivre jusqu’à notre mort, quand même nous ne vendrions plus aucun tableau. C’est la gloire, cher Paul, la gloire.

MARTIGNAC

Oui, mais il est dommage que ce soit encore et toujours l’argent qui contrôle les arts. Enfin, ce sont les mœurs d’aujourd’hui ! Je suis trop vieux pour comprendre ce qui motive les jeunes.

FÉLIX

Que de scrupules ! Il faut bien que le prêtre vive de l’autel. Et puis, je peins mal quand j’ai le ventre vide. La faim me vrille le ventre, je me plie devant mon chevalet, et au lieu de peindre la toile, je peins le plancher. Non, non, le jeûne sied peut-être à un moine, mais pas à un artiste, et je remercie le Ciel de m’avoir accordé à la fois le don, le succès et la richesse.

MARTIGNAC

Est-ce parce que tu es doué que tu es riche, ou parce que tu es riche que tu es doué ?

FÉLIX

Allons ! Voici venir des visiteurs que je n’ai pas salués.

LISE

Et voici justement notre Ronsard.

DUQUATRAIN

Je suis Ronsard
Ou tout comme.
Ébloui devant votre art
En somme.

LISE

Par pitié
Faites-moi l’amitié
De parler comme tout le monde

DUQUATRAIN

Comme vous voudrez, jolie blonde.

LISE

Moi, blonde ? Et depuis quand ?

DUQUATRAIN

Mais depuis qu’il me plaît, belle enfant.

FÉLIX

Voyons, monsieur Duquatrain,
Est-ce que vous seriez en train
De faire la cour à ma Lison ?

DUQUATRAIN

Mais non !
Loin de moi,
Ma foi

FÉLIX

Il vaudrait mieux !

LISE

Allons, messieurs !

(Entre Siladorey)

Scène II

FÉLIX – LISE – MARTIGNAC – DUQUATRAIN – SILADOREY – Visiteurs

SILADOREY

Pom pom pom pom…

LISE

Est-ce Beethoven en personne qui vient vers nous ?

DUQUATRAIN

On croirait voir Ludwig ressuscité
Car sa tignasse est tout ébouriffée.

LISE

La rime est fort mauvaise, car Ludwig est un homme et « sa tignasse » est féminin.

FÉLIX

Vous vous y connaissez donc en poésie, ma mie ?

LISE

Depuis tant d’années que nous sommes mariés, c’est maintenant que tu t’en aperçois ?

SILADOREY

Fa mi sol, fa mi sol, do sol do.

MARTIGNAC

Mais qui est-ce ?

FÉLIX

Vous ne vous connaissez pas ? Auguste, je te présente Paul Martignac, mon maître et mon ami depuis toujours. Paul, voici Auguste Siladorey, le célèbre chef d’orchestre.

MARTIGNAC

Enchanté.

SILADOREY

Moi de même. Fa sol do mi.

(à Félix)

Et je suis très honoré – si la sol fa mi do ré – d’admirer vos beaux tableaux – si la sol fa mi ré do –.

(Siladorey visite la galerie tout en solfiant. Entre la marquise.)

Scène III

FÉLIX – LISE – MARTIGNAC – DUQUATRAIN – SILADOREY – La MARQUISE – Visiteurs

FÉLIX

Mais quel immense plaisir de vous voir, madame la marquise de la Tronche-Bobine !

LISE (pouffant discrètement)

Tronche-Bobine ! Tous les aristocrates n’ont pas la chance de s’appeler de Villampuy.

La MARQUISE

Le plaisir m’est partagé, cher maître. Hu ! hu ! hu !

FÉLIX

Donnez-vous la peine d’admirer toutes mes œuvres. Prenez tout votre temps, et si vous avez besoin d’explications sur une de mes toiles, ce me serait une grande joie.

La MARQUISE

J’aurais justement une question à vous poser. Hu ! hu ! hu !

FÉLIX

Je vous suis toute oreille !

La MARQUISE

Pourquoi n’y a-t-il rien à cette place ? Auriez-vous une panne d’inspiration ? Hu ! hu ! hu !

FÉLIX

Je ne suis jamais en panne d’inspiration. Dès que j’ai achevé un chef-d’œuvre, j’en commence un autre.

LISE

Hu ! hu ! hu !

FÉLIX

Cependant, mon ancien précepteur et néanmoins cher ami, Paul Martignac me paraît mieux qualifié que moi pour vous répondre.

MARTIGNAC

Nous avons réservé cet emplacement à mon ami Camille Corot, et je m’inquiète à présent qu’il n’est pas encore venu avec sa nouvelle toile. J’ose espérer qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux. Mais non. Le voici justement.

(Entre Camille Corot, accompagné de deux hommes qui transportent un tableau.)

Scène IV

FÉLIX – LISE – MARTIGNAC – DUQUATRAIN – SILADOREY – 
La MARQUISE – COROT – Visiteurs

MARTIGNAC

Mon cher Camille, as-tu fait bonne route ?

COROT

On ne peut meilleure, mais il devient de plus en plus difficile de circuler dans Paris. C’est ce qui m’a mis en retard. Au lieu de faire construire ce mur murant Paris qui rend Paris murmurant, monsieur Thiers aurait mieux fait de construire une voie de la même largeur qui permettrait à tous ceux qui n’ont rien à y faire, de contourner notre capitale.

MARTIGNAC

C’est une idée à travailler.

La MARQUISE

Sans doute faudra-t-il attendre le siècle prochain. Hu ! hu ! hu !

LISE

Vous êtes donc Camille Corot, dont on m’a tant parlé.

COROT

J’ai cet honneur.

LISE

Et vous venez directement d’Italie.

COROT

Pas exactement. Je suis rentré en France le mois dernier, mais entre Paris et Barbizon, je suis toujours sur la route. Je n’ai plus beaucoup de temps pour peindre.

LISE

Barbizon ? Où est-ce donc ?

COROT

Barbizon est un village plein de charme en orée de forêt de Fontainebleau. C’est à l’auberge Ganne que nous aimons nous rencontrer entre peintres, Millet, Rousseau, Daubigny et moi-même, la liste des habitués s’allonge continuellement. Notre école de Barbizon séduit de plus en plus d’artistes. D’ailleurs, je serais heureux de vous y inviter.

LISE

Ce serait une joie.

COROT

Mais voilà mon tableau installé.

FÉLIX

Il trône en majesté.

COROT

Je vous remercie de lui avoir trouvé cet emplacement qui le met en valeur.

SILADOREY

Sol fa sol do. Voici l’Italie, un pays qui aime tant la musique : Rossini, Verdi, sol la si la sol di… mi…

La MARQUISE

Quelle Italie nous avez-vous peinte, cher maître ? Rome ? Florence ?

COROT

Ni l’une ni l’autre.

La MARQUISE

Vérone, évidemment. Hu ! hu ! hu !

COROT

Pas si loin, j’ai peint cette toile à moins de cent kilomètres d’ici, tout près de Beauvais. Vous voyez ce clocher au fond du bois, c’est l’église de Marissel.

DUQUATRAIN

Et ce ruisseau, quel plaisir
J’y prendrai d’y plonger à loisir !

SILADOREY

Il n’est pas assez profond et vous vous y briseriez, si la sol fa mi do ré.

(Tous les visiteurs se pressent devant la toile de Corot, délaissant le reste de l’exposition.)

FÉLIX

C’est vrai qu’il se défend bien, l’animal.

LISE

Serais-tu jaloux de savoir que d’autres peintres que toi ont du mérite ?

FÉLIX

Comment faut-il que je prenne cette remarque ?

LISE

Tu devrais te réjouir du succès de notre ami, et je te trouve l’air sombre. Cela te contrarie, avoue-le.

FÉLIX

Mais point du tout ! De quoi te mêles-tu, ma femme ?

LISE

Et le voilà d’une humeur ! Bon, bon ! Je ne m’occupe plus que d’affaires de femmes et je ne te dis plus rien. D’ailleurs, je m’en vais.

FÉLIX

Attends !

SILADOREY

Votre femme a l’air fâchée, si la sol fa mi do ré.

FÉLIX

Ah ! vous, ça suffit, la si la sol fa mi !

MARTIGNAC

Eh bien ! Félix ! Est-ce que la peinture de Corot te déplaît ?

FÉLIX

Au contraire, je la trouve remarquable en tout point, mais il y a quelque chose dans ce tableau, je ne sais quoi, qui me met mal à l’aise.

MARTIGNAC

Mal à l’aise ? Je ne vois pas ce qui peut mettre mal à l’aise. Cette toile est tout à fait charmante, la sobriété de ses couleurs appelle au repos. En ce qui me concerne, c’est un certain Courbet qui me mettrait mal à l’aise. Et je ne suis pas le seul.

FÉLIX

Comment définir ce que je ressens ? Ce Corot qui, n’en doutons pas, terminera sa carrière dans un prestigieux musée, interpelle ma conscience. Il a réveillé comme un fantôme enfoui dans mon passé.

MARTIGNAC

Dans ton passé ? Un voyage d’autrefois ?

FÉLIX

Je n’ai jamais posé le pied à Beauvais, encore moins à Marissel. Pardonne-moi, mais j’ai besoin d’être seul. Décidément, je ne me sens pas bien.

MARTIGNAC

J’en arriverais à croire que ce tableau est ensorcelé, tout comme ce portrait acheté chez ce fameux Casimir et don tu refuses de te séparer, bien qu’il ne vaille rien.

FÉLIX

Laisse-moi. Je ne suis pas d’humeur à en écouter davantage.

(Il se tient à l’écart, puis se décide à écrire un billet. Lise passe près de lui.)

Lise, ma petite Lise.

LISE

Plaît-il ?

FÉLIX

Je voudrais que tu me rendes un petit service.

LISE

Un service, après que tu m’aies ainsi rabrouée devant tout le monde !

FÉLIX

Ce n’était qu’une petite saute d’humeur.

LISE

Eh bien ! Demande-moi pardon pour cette petite saute d’humeur qui m’a profondément vexée.

FÉLIX

Pardon !

LISE

Mieux que cela.

FÉLIX

Ma précieuse épouse, ma petite Lisette adorée, je te prie humblement de me pardonner cette saute d’humeur qui t’a profondément vexée.

LISE

N’en jette pas trop. On n’adore que Dieu. Alors, quel service suis-je censée te rendre ?

FÉLIX

Je voudrais que tu passes faire un tour à France-Matin, avant qu’il ferme, et que tu remettes cette annonce en main propre à monsieur Landrieux, avant qu’il prenne sa retraite.

LISE (lisant le billet)

« L’artiste peintre Félix Lecléantaud est au regret d’informer son public qu’à dater de ce jour, il cessera son activité de portraitiste. »

Mais pourquoi ? En as-tu assez de voir défiler toutes sortes de binettes, de tronches, de bobines, sans parler des trombinettes ?

FÉLIX

Est-ce que ça te regarde ?

 

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