Chapitre XXVIII - Sabriana fait des projets

Sabriana n’est pas aussi contrariée de savoir son mari en prison, et par surcroît condamné à mort, qu’on aurait pu le penser. Au contraire, cet incident la rendait de joyeuse humeur. Souvenons-nous qu’il n’a jamais été question d’un mariage d’amour, mais bien plutôt d’un mariage géopolitique. Les visites quotidiennes au prisonnier qui lui étaient accordées lui paraissaient plutôt comme une corvée. La première dura une demi-heure, la seconde vingt minutes, et les suivantes pas plus de dix.

Sur le plan géopolitique, justement, la disgrâce de Wilbur lui ouvrait de nouveaux horizons : son mari pendu, la voilà veuve. La seconde chose qu’il lui restait à faire, c’était de tuer Éliséa de ses propres mains avec les raffinements de cruauté qu’elle élaborait minutieusement. L’édit que le roi avait signé sous son charme et qui autorisait à tuer tous les Abrahamites, y compris la reine, lui facilitait l’ouvrage. Une fois débarrassée de sa rivale, elle aurait forcé Axel à l’épouser. Cependant, le statut de femme du roi ne lui aurait pas convenu indéfiniment. Ce qu’elle veut, c’est être reine tout à fait. Rien de plus facile : une pincée de poudre magique dans son hanap, et Sa Majesté nous fera un infarctus, une crise cardiaque, et peut-être même un arrêt du cœur.

La princesse nageait dans le bonheur et le rêve quand elle ouvrit sa fenêtre sur le parc. Craignant que la vie royale ne la ramollisse, notre jolie reine avait décidé de faire un peu de sport. Après avoir échauffé ses muscles par quelques exercices, elle parcourait les allées du parc. Elle marquait un arrêt à chaque cible pour tirer un trait, puis reprenait sa course. Parvenue au terme de son parcours, elle le reprenait en sens inverse pour récupérer ses flèches.

« Ce n’est pas un mollusque, se dit la méchante princesse, si nous devons nous battre, il va falloir que je m’y mette, et je n’aime pas quand il faut transpirer. »

Estimant qu’elle avait suffisamment transpiré pour la journée, la jeune reine décida de rentrer. Sabriana, le regard hautain, les deux poings sur les hanches, l’attendait en haut du perron.

« C’était une trop belle journée, pensait-elle. Qu’est-ce qu’elle me veut ? »

Elle passa en feignant de ne pas voir Sabriana, mais celle-ci l’agrippa par la manche.

« Est-ce que je peux te parler ?

– Ça dépend. Est-ce édifiant, ce que tu as à me dire ?

– Édifiant, je ne sais pas, mais nécessaire. Pour la guerre, comment va-t-on s’organiser ?

– Tu t’organises comme tu veux.

– Ce n’est pas une réponse. »

La guerre étant une affaire sérieuse, trop sérieuse, selon Georges Clemenceau, pour être confiée à des militaires, elles décidèrent de se réunir, seule à seule, pour la préparer.

Le lendemain même, tout était prêt pour la rencontre. Deux gardes introduisirent la princesse, un lourd dossier sous le bras, dans la salle que la reine avait désignée pour l’événement. Elle eut en entrant un tel mouvement de surprise que son classeur lui tomba des mains.

« Peux-tu m’expliquer la signification de ceci ?

– Une reine n’a rien à expliquer à une courtisane.

– Tu as peur à ce point que je te crache des postillons à la figure, et quelques bactéries par la même occasion ?

– Ta physionomie m’est si déplaisante que je préfère la voir de loin.

– Vivement la guerre que je te tue !

– Assieds-toi. »

Éliséa avait attendu Sabriana à l’extrémité d’une table ovale, une très longue table de bois blanc. Une chaise lui avait été réservée à l’autre extrémité. Plus de dix mètres séparaient les deux protagonistes, heureusement, l’acoustique de cette salle est excellente, elles n’eurent donc pas besoin de s’égosiller pour se faire entendre.

« Je t’écoute.

– Tu me contraries beaucoup, Éliséa, notre plan était graissé, huilé, lubrifié, tout devait fonctionner impeccablement. Chacun était censé dénoncer son voisin, tous les ressortissants de ta race auraient eu leur maison marquée d’une croix, et au jour fixé, nous nous serions introduits chez eux, nous aurions massacré tout le monde, mon imbécile de bonhomme aurait été vengé, tout le monde serait content, on n’en parlait plus. Mais non ! Il aura fallu que tu ramènes ton grain de moutarde. Maintenant, les choses se compliquent. Si les gens ont le droit de se défendre quand on les zigouille, où allons-nous ?

– N’as-tu pas compris que je n’aime pas la guerre ? Il est encore temps de l’empêcher. Que l’on renonce à nous attaquer et nous renoncerons à nous défendre.

– Tu as peur, et c’est pour cela que tu parles de paix, mais moi, je veux la guerre. Vous avez jeté le prince Wilbur en prison après l’avoir molesté, et tu voudrais que je te donne un baiser sur les joues. Notre honneur a été bafoué, pour cela, tu dois mourir, ainsi que ta secte et ta race maudite.

– Comme tu voudras, soupira Éliséa, nous nous étriperons donc. »

Les pourparlers durèrent une bonne heure, Éliséa n’avait pas apporté de dossier, Sabriana ne s’est pas même servie de la documentation qu’elle avait préparée ; tout fut improvisé. 

Résumons.

La princesse devait rassembler une armée de mille hommes, la reine devait faire de même. On devait s’affronter dans la plaine d’Engartot. Les armes à feu étaient proscrites, pas de canons ni de mousquets. La bataille devait se livrer uniquement au moyen d’armes tranchantes, perforantes ou contondantes, éventuellement à mains nues.

 

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