Chapitre XIII - Une mare fétide

Sabriana s’était finalement réconciliée avec son idole dorée.

« Ô Grand Dieu Créateur, et ainsi de suite, montre-moi comment me débarrasser de cette rivale exécrée. »

La statue lui désigna une coupe.

« Parfait, dit-elle en se frottant les mains, accompagnant sa parole d’un ricanement sinistre. Cela me convient parfaitement. Son agonie sera longue. »

Inconsciente de la cruelle vengeance qui lui était réservée, Éliséa, vêtue de manière adaptée à l’équitation, toujours armée en cas de mauvaise rencontre, ayant prévenu son mari qu’elle allait faire un tour, chevaucha dans la campagne jusqu’à la forêt. Il fallait qu’elle revoie sa cabane. Le palais royal est infiniment plus confortable, mais cet amas de branches où les ronces commençaient déjà à pousser, lui rappelait tant de souvenirs. Elle entra. La porte tomba. Elle s’assit à la table sur laquelle elle préparait la soupe avec tant d’amour. Un pied se brisa, le banc s’affaissa, la jeune reine se retrouva dans une peu royale posture, les jambes en l’air. Elle rit.

« Mes nouvelles habitudes m’ont fait prendre du poids. Et si j’allais chasser ? Cela me ferait faire un peu d’exercice. »

L’arc en main, le carquois dans le dos, et la voilà partie dans les fourrés comme au temps où elle était souillonne. Elle fut bientôt de retour avec un lièvre sur l’épaule.

« Bien, pense-t-elle, satisfaite, il y a moins à manger que dans un chevreuil ou un sanglier, mais au moins, c’est moins lourd. »

Nantie de son trophée, la jeune amazone remonte en selle et repart d’un trot tranquille jusqu’à pénétrer dans son village natal. Il y a peu de monde dans les rues. Ils sont tous à la taverne, comme d’habitude. Seuls quelques enfants jouent à la marelle. Tous s’arrêtent sur son passage. C’est que les gens du lieu n’ont pas l’habitude d’une telle élégance cavalière. Une admiration mêlée de crainte. L’un des garçons court à l’auberge où des adultes attablés boivent et jouent.

« Papa, il y a une très belle femme à cheval dans la rue. Une étrangère. »

L’adjectif « belle » ne manqua pas d’attirer l’attention des buveurs et des joueurs qui, abandonnant leurs cartes et leurs hanaps, se bousculent vers la sortie.

« Eh bien ! s’exclama Monia, on dirait que ces gaillards sortent d’un pénitencier et qu’ils n’ont pas vu une femme depuis vingt ans. »

L’un des hommes réapparut dans la gargote, tout affolé.

« C’est Éliséa !

– Tu en es sûr ? interrogea le gargotier.

– Si j’en suis sûr ? C’est elle ! C’est Éliséa ! Je veux dire : la reine Éliséa, car elle a fait un bon bout de chemin, cette chipie. »

Un autre homme entra dans la salle.

« Je confirme, c’est elle, propre et bien peignée. Aussi belle que lorsque nous l’avons chassée, encore plus belle, car ce n’est plus une adolescente, c’est une femme.

– Et qu’est-elle venue faire à Engartot ?

– Ça, personne ne le lui a demandé. Elle est descendue de cheval, elle se dirige vers l’auberge d’un pas décidé.

– Elle veut peut-être boire une bière.

– A-t-elle des soldats avec elle ? s’enquerra Monia, l’air inquiet.

– Non, elle est seule.

– A-t-elle son arc ?

– Je ne l’ai jamais vue s’en séparer.

– Elle est venue se venger, s’écrie la gargotière. Nous l’avons chassée comme une sorcière, nous avons manqué de la pendre. Elle ne va pas se contenter de me décocher une flèche dans le cœur, elle va me vider son carquois dans le ventre, pour que je souffre longtemps. Ne m’abandonnez pas ! Protégez-moi !

– Va te réfugier dans la cave, dit énergiquement son mari. On te couvre. Renversez les tables et cachons-nous derrière. »

En à peine deux secondes, les tables forment une barricade, cartes éparpillées, chopes et cruches brisées, bière et vin répandus. Éliséa pousse la porte à double battant et pénètre au beau milieu de ce désordre. Elle éclate de rire.

« Il y a eu de la bagarre, ici. J’arrive avec les carabiniers. C’est dommage, j’aurais bien aimé distribuer quelques claques. »

Elle s’approche d’une table, place ses deux mains sur le rebord et découvre trois de nos héros, recroquevillés et tremblants. Elle rit de nouveau.

« Toujours aussi vaillants, les gars d’Engartot. Braves quand il s’agit de lyncher une fille de quinze ans, et quand cette fille a grandi, ils se terrent comme des rats dans leur trou dès qu’ils la voient s’approcher. Ce n’est pas le comité d’accueil que j’espérais. Allez ! Réparez-moi votre bouge. Ce n’est pas tous les jours que la reine de Séquanie vous rend visite. »

Les hommes furent prompts à obéir. Une fois l’auberge remise en ordre, la jeune souveraine se mit à l’aise, installée à une table, jambes croisées. Il y eut un long silence. Les hommes restaient debout, attendant nul ne sait quoi.

« Tavernier, dit-elle enfin, une camomille.

– Mais, que Votre Majesté me pardonne, nous n’avons pas ce genre de breuvage : bière, vin, eau-de-vie…

– Vous avez des choses plus graves à vous faire pardonner. Tant pis ! Vous avez bien de l’eau ?

– Euh… de l’eau ? Oui, bien sûr, pour servir avec le pastis.

– Alors, un verre d’eau sans pastis, et ça ira comme ça. »

Éliséa but calmement le verre d’eau qu’on lui avait servi. Puis elle demeura silencieuse encore de longues minutes, regardant fixement chaque homme, l’un après l’autre. Tous baissaient la tête.

« Où est la tavernière ? »

Tous les visages blêmissent. Éliséa tire une flèche de son carquois. Le tavernier tombe à genoux.

« Elle a peur. Elle s’est réfugiée dans la cave. Par pitié, ne lui faites pas de mal.

– Allez la chercher. »

Voici Monia tremblante, pleurant, vautrée près de son mari aux pieds de la nouvelle reine.

« Écoutez-moi, gens d’Engartot. Je suis née dans votre village, j’ai grandi parmi vous, mais vous m’avez persécutée, calomniée, maudite, menacée de mort et finalement chassée comme une lépreuse. À cause de vos croyances ridicules, vous avez brisé une bonne partie de ma jeunesse. C’est l’heure de la reddition des comptes. Quant à toi, Monia, vipère jalouse et médisante, tu es la meneuse, c’est toi qui mérites d’être châtiée la première. Que veux-tu que je te fasse ? »

Monia éclate en sanglots. Son mari la serre dans ses bras.

« Je t’en supplie, Éliséa, tue-moi d’une seule flèche. Ne me fais pas souffrir. Je suis désolée. Je regrette. Je me repens. Sincèrement, je me repens.

– Nous verrons. Continuons. Si vous ne m’aviez pas rejetée, je ne me serais pas réfugiée dans la forêt. Si je ne m’étais pas installée dans cette forêt, je n’aurais pas sauvé la vie du prince. Si je ne lui avais pas sauvé la vie, il ne m’aurait pas connue. S’il ne m’avait pas connue, il ne m’aurait pas aimée. S’il ne m’avait pas aimée, je ne serais pas devenue reine. Vous êtes responsables de ma déchéance, mais vous l’êtes aussi de mon bonheur. Je vous pardonne. Je vous aime tous. Monia, tu n’as peut-être pas mérité mon amour, mais je t’aime autant qu’eux. Relève-toi et arrête de pleurer. »

Éliséa prit dans sa poche un mouchoir avec lequel elle essuya elle-même les yeux de la tavernière. Celle-ci se moucha à grand bruit.

« Après toutes ces émotions, dit la reine, j’offre une tournée générale d’eau claire, puisque les tisanes font défaut. »

On se désaltéra donc.

« Où sont mes parents ?

– Ils ont quitté le pays.

– Je les ferai mander à la cour. Il faut que je voie aussi le menuisier.

– Il est certainement à la menuiserie.

– Mais d’abord, allons tous ensemble voir la fontaine. Celle à laquelle j’aimais tant patauger quand j’étais petite fille. C’est important.

– Mais, Votre Majesté, depuis votre départ, cette source s’est tarie. Nous pensons que la nature nous a punis pour ce que nous vous avons fait. Elle est devenue une mare fétide. Elle sent si mauvais que nous envisageons de la combler. Nous en sommes incommodés. J’ose espérer que vous ne songez pas à vous y baigner.

– Allons-y !

– Je vous préviens : ça pue. »

Tout le village est maintenant réuni autour de cette vilaine mare qui pue. Non seulement l’eau ne se renouvelle pas, mais vaches, veaux et cochons viennent s’y couvrir les pieds. Elle est devenue une infecte fosse à purin.

« Demain, je vous le promets, les enfants d’Engartot joueront à s’éclabousser dans ce bassin-là.

– Pouah !

– Ton incrédulité me désole, Monia. Vous voyez cette grosse pierre, juste au-dessus de l’étendue. J’ai besoin d’un ou deux hommes forts pour m’aider, car elle est lourde. »

Soutenue par de solides bras de villageois, Éliséa déplaça la pierre et la jeta dans le bourbier. Aussitôt se libéra une source d’eau limpide qui remplit rapidement tout le bassin, évacuant la saleté qui s’y était accumulée. Tout le monde pousse des cris de joie. Le menuisier, jeune homme distant et discret, délaisse sa menuiserie pour voir ce qui justifie ce tintamarre.

« Vos terres dont la stérilité vous avait appauvris retrouveront leur fertilité perdue. Le Dieu que je sers sans pour autant adorer de statue me l’a révélé. Vous étiez résolus à me faire du mal, lui seul était capable de tourner ce mal en bien. »

 

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