Septième tableau

Moscou. Le palais Rostopchine.

Scène Première

BOURMINE – SOFIA

BOURMINE

Je suis tout seul ici. J’ai bonne mine !
Son Excellence, le comte Rostopchine

M’a céans convoqué.
Quoi, l’aurais-je manqué ?

J’entends des pas sur le plancher.
Ce n’est pas lui, c’est trop léger.

(Entre Sofia, portant un plateau.)

J’attends un gouverneur ;
Voici, comme une fleur,

Une fillette, et comme elle est jolie !

Qui donc es-tu ?

SOFIA

                                                Sophie,

Ou si vous préférez, Sofia Fiodorovna

Rostopchina.

BOURMINE

Le gouverneur est donc ton père ?

SOFIA

Oui, cela peut se faire.

v

BOURMINE (à part)

Cette petite ne manque pas d’espièglerie.

(à Sofia)

 

 

Je suis censé le rencontrer ici pour parler d’une affaire de grandes personnes.

v

SOFIA

Il m’a dit : « Fais-le patienter ;
En attendant, sers-lui du thé. »

v

BOURMINE (après qu’elle l’ait servi)

Merci diévotchka[1].

SOFIA (à part)

Diévotchka ! Je vais t’en donner !

v

SOFIA

Quel brillant uniforme est-ce là, capitaine !

BOURMINE

Colonel, petite reine.

SOFIA

Avez-vous fait la guerre ?

BOURMINE

Borodino.

SOFIA

                                    Quelle affaire !

Et quel revers vous avez pris !

Quelle raclée !

BOURMINE

                                    J’en suis marri,

Mais ces combats entreront en légende.

Et toi, que feras-tu lorsque tu seras grande ?

SOFIA

De la défaite on n’aime point parler
Pour le débat aussi bien détourner.

BOURMINE

Euh…

SOFIA

            J’irai vivre en France et je serai comtesse.
Je servirai la plume avec délicatesse
– Car j’aime l’art d’écrire – des contes pour enfants :

Les mémoires d’un éléphant,

Ou d’un bœuf, – nous verrons, – ou d’un âne.

Point de théologie, des histoires profanes,

Pas de vers ennuyeux

Car mon caractère est joyeux.

Et je raconterai l’histoire d’une fille

Qui, comme moi, s’appellera Sophille.

BOURMINE

Tu veux dire Sophie ?

SOFIA

                                               Sophille,

Pour la rime, c’est mieux. Dans toute sa candeur

Elle vivra bien des malheurs.

BOURMINE

Savoir écrire est une belle chose.

Me laisseras-tu lire ta prose ?

SOFIA

Mais quel joli coupe-papier

Long d’au moins trois pieds !

BOURMINE

Mon sabre de combat.

SOFIA

                                               Superbe !

Pour couper les mauvaises herbes
Ou pour hacher le persil
C’est un bien utile outil.

BOURMINE

Elle est moqueuse,

Un peu trop persifleuse.

SOFIA

Prêtez-le-moi, soyez gentil.

BOURMINE

Mon sabre ? Pour quoi faire ?

SOFIA

Pour jouer à la guerre.

BOURMINE

Ce n’est pas un jouet

Et tu mériterais le fouet

Pour apprendre les bonnes manières.

(Sofia retire le sabre de son fourreau.)

Rends-moi ça !

SOFIA

                                        Cette rapière

Me change en terrible guerrière.
Savez-vous qui fut mon arrière,

Arrière, arrière, et cætera, grand-père ?

BOURMINE

Je n’en ai cure.

SOFIA

   Mon ascendant

C’est Gengis Khan[2].

 

 

BOURMINE

Tu persifles encore

Et veux jouer les matamores !

SOFIA

Assez pointu pour vous navrer !

BOURMINE

Si tu te coupes, ne viens donc pas pleurer.

SOFIA

Je suis trop grande pour jouer aux poupées.

BOURMINE

Trop jeune encore pour brandir une épée.

Allons ! Remets-la-moi, car je vais me fâcher.

SOFIA

Que vienne l’ennemi, je vais te l’embrocher.

Je te l’éventre

Et l’envoie chez le diantre,

Car on m’a dit en aparté
Que ce fameux Buonaparté

De Moscou se tiendra bientôt devant la porte.

Son armée se croit donc si forte !

Je n’ai pas peur de lui, je lui ferai sa fête.

D’abord, je lui coupe la tête,
Puis je lui tranche le bidon.

Darne de Napoléon !

(Elle exécute une danse du sable au cours de laquelle elle manque de blesser Bourmine.)

BOURMINE

Holà ! Petite chipie !

Pour un peu que tu m’estropies,
Et que tu m’aies décapité !

SOFIA

Quel grand malheur c’eut été !

(Entre Rostopchine.)

Scène II

BOURMINE – SOFIA – ROSTOPCHINE

ROSTOPCHINE

Vous m’avez l’air, tous deux, bien agités.

BOURMINE

Votre fille, une peste à nulle autre pareille
Manqua de me tuer ou me trancher l’oreille.

ROSTOPCHINE

Sofia, mon enfant précieux, mon amour,

Est-ce encore un de tes vilains tours ?

SOFIA

Ton colonel n’a pas la notion de l’humour.
Je voulais m’amuser, les jeux sont de mon âge.

ROSTOPCHINE

Que faut-il inventer pour te rendre plus sage ?
Nous en reparlerons. Laisse-nous maintenant,

Car nous devons parler sérieusement.

Sors avant que le knout caresse ton échine.

SOFIA

Général Dourakine !

(Elle sort précipitamment, Rostopchine court derrière elle.)

v

ROSTOPCHINE

Quoi ?

 

 

Scène III

BOURMINE – ROSTOPCHINE

ROSTOPCHINE

Je ne sais plus que faire avec cet enfant-là. Sa mère et moi, nous l’éduquons pourtant comme il le faut, mais si on lui jetait une enclume à la tête, je crois bien que c’est l’enclume qui casserait.

BOURMINE

N’en prenez pas ombrage et oublions l’incident, Fiodor Vassiliévitch, on dit que les enfants très intelligents se comportent souvent de telle manière.

ROSTOPCHINE

Elle l’est sans aucun doute ; elle a lu je ne sais combien de livres. Savez-vous qu’elle s’est liée d’amitié avec un garçon de son âge ? Ils s’écrivent régulièrement et ils parlent de Voltaire, de Goethe, et ainsi de suite ; ils s’envoient des vers en français. Il fera parler de lui, ce jeune homme. Voilà que j’ai oublié son nom… Ah ! aidez-moi… quelque chose en kine… Bielkine… non, ce n’est pas ça. Pouchkine ! Oui, c’est bien cela : Alexandre Pouchkine.

BOURMINE

Eh bien ! nous verrons ce que deviendront cet Alexandre et votre Sofia dans la complexe nébuleuse du monde littéraire.

ROSTOPCHINE

Mais venons-en à la mission que je vous ai confiée.

v

Les Français ont atteint Moscou,

Comme une meute de loups

Rodant sous les murailles

Ils feront ripaille

Des ours autant que des agneaux.

 

 

BOURMINE

Oui, depuis Borodino,

Jour de bataille et de carnage
Ces soldats ont pris du courage.

ROSTOPCHINE

Ils feront de Moscou leur dessert

Pour leur faire passer le goût du camembert.
L’empereur croit poser son pied sur la Russie
Et voudrait mettre au pas nôtre aristocratie.

BOURMINE

Pour ce Napoléon
La ville est déjà prise
Mais nous lui réservons
Une amère surprise.

ROSTOPCHINE

Mes ordres, colonel, furent exécutés ?

BOURMINE

Nous avons obéi avec célérité.
La cité moscovite, hier prompte à la fête
Porte aujourd’hui le deuil, pleurant sur la défaite.

ROSTOPCHINE

Du plus pauvre moujik au plus noble boyard,
Plus un seul habitant, non pas même un lézard.
Toute vie s’est enfuie, laissant les maisons vides,
Abandonnées aux mains des conquérants avides.

Le navire défendant,

Seuls nous sommes restés, tels de bons commandants,
Valeureux capitaines, en ce jour de naufrage
Nous demeurons à bord, tout armés de courage.

BOURMINE

Il ne restera rien de ces maisons de bois,

La fumée au loin se voit,

Remplissant tout le ciel d’un nuage de suie.

Ni le vent ni la pluie
Ne le dissiperont.

Moscou brûle

Et de ce monticule,
Comme autrefois Néron

Sur l’incendie de Rome écrivant des chansons,
Contemplons, impuissants, cette scène terrible.

Ô flammes irascibles !

Et le sombre de la nuit

Devant le feu s’enfuit.
Je l’entends qui rugit,

Longs bras de pourpre, ailes dorées,
Ville en une nuit dévorée.
Dans son histoire maintes fois
Moscou brûla, mais croyez-moi,
Phénix renaîtra de ses cendres.

ROSTOPCHINE

Napoléon la croyait prendre,
Laissant brûler Moscou fumant,

Sombre jour, s’en ira lentement.

Devant lui, la faim, la misère
Toutes les affres de la guerre.
Se nourrissant de leurs chevaux,
Mourant de froid sous leurs shakos,
Devant eux les immenses plaines,
La mort, l’enfer et la gangrène.

Aucun d’eux ne franchira

Les flots gelés de la Bérézina.

 

[1] On dit diévouchka pour une jeune fille et diévotchka pour une petite fille.

[2] Authentique.

 

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