Chapitre X - Bannie

À la taverne, presque toute la population, la secte du Livre manquant à l’appel, est rassemblée, semblable à un troupeau de caméléons, un œil dans la chope moussante et l’autre dans le décolleté vertigineux de Monia, la tavernière. On ne parle que de la fin tragique de Lucas :

« Et qui va conduire la diligence, maintenant que nous n’avons plus de cocher ?

– Moi, je peux très bien le remplacer. C’est un métier facile.

– Toi, Marcel ? Ivre du matin jusqu’au soir ! Tu nous jetteras tous dans le premier ravin.

– Je suis peut-être toujours bourré, mais les chevaux ne boivent pas, et ce sont eux qui conduisent, après tout. »

Monia est une femme médisante, et en plus, elle est jalouse.

« Moi je vous dis qu’elle l’a envoûté, cette petite teigne. C’est sûr ! Elle lui a versé une petite poudre magique dans son pichet, et le voilà amoureux d’elle au point d’aller se pendre.

– Moi, en tout cas, je n’aurais pas besoin de sa magie pour en pincer pour elle.

– Comment aurait-elle pu s’y prendre ? Elle n’est jamais allée chez lui ni lui chez elle.

– Tu réfléchis trop, Oscar, tu nous fatigues ! Elle a fait ça ici, à l’auberge et derrière notre dos.

– Elle n’y vient jamais, à l’auberge. Nous ne sommes pas assez bien pour ces gens-là ! »

Un court silence suivit cette remarque. Elle paraissait logique.

« Elle en est bien capable, reprit enfin Robert, une telle chipie ! Moi je vous le dis, avec ses cheveux flamboyants, elle sort tout droit de l’enfer. Le diable nous l’a envoyée pour nous châtier de tous nos péchés. »

Drôle de théologie, enfin, passons !

Et voilà qu’ils passent toute la soirée à se monter la tête !

« Il faut en finir, dit enfin le tavernier. J’offre une dernière tournée pour nous donner du courage, et on y va ! »

Ayant ingurgité chacun une ultime chope, tous armés, le tavernier avec sa cruche, le faucheur avec sa faux, le forgeron avec son marteau, le berger avec sa houlette et son bâton, tous se dirigent en vociférant vers la maison d’Éliséa et frappent à la porte à grand tapage.

La malheureuse adolescente, terrorisée, descend se réfugier à la cave.

« Ouvrez ! ou nous enfonçons la porte.

– Que voulez-vous ? demanda le père de famille.

– Ta fille, amène-la-nous ! Nous voulons la pendre.

– Pourquoi ?

– Elle doit payer pour la mort de Lucas. Elle l’a tué par ses sortilèges.

– Qu’est-ce que vous me chantez-là ?

– Elle n’apporte que du malheur sur notre village. Si vous ne voulez pas qu’elle soit pendue, elle doit s’en aller.

– Ne commettez pas de violence. Je lui parlerai. »

Montrant, pour une fois, un courage exemplaire, le père d’Éliséa parvint à disperser la populace en colère. Il fit remonter sa fille de sa cachette.

« Ainsi, tu as tué le patachon ! Comment as-tu fait ton compte ? Tu vas me dire que tu ne l’as pas fait exprès.

– Je n’ai pas tué Lucas. Il s’est suicidé.

– Ça, je suis au courant. Tout le monde en parle. Ce n’est pas parce que je ne vais pas à la gargote à Monia que je ne suis pas les informations. Ce que je voudrais comprendre, c’est pourquoi on te colle sa mort sur le dos.

– Il s’est jeté sur moi dans la voiture et je lui ai griffé la figure à mort. Ce qu’il a fait après n’est plus de mon ressort.

– Tu as repoussé ses avances, tu l’as mutilé, par surcroît, et de désespoir il est allé se tuer. C’est toi qui es responsable de ce désastre. Ah ! Nous voilà dans de beaux draps !

– Il aurait donc fallu que je le laisse me déshonorer ?

– Cela nous aurait épargné pas mal d’ennuis.

– Tu aurais donc préféré que ta fille se conduise comme une ribaude ?

– C’est bien le moment de parler de morale ! La situation est grave et tu n’as pas le choix. Tu dois quitter Engartot si tu ne veux pas être pendue avec la même corde que le cocher.

– C’est ainsi que tu protèges ton propre enfant contre les mains des impies ? Je partirai donc. Tu n’entendras plus jamais parler de moi, ma pauvre mère non plus, les Engartois encore moins. »

Noyée dans ses larmes, équipée d’un maigre paquet de linge, Éliséa quitta son foyer. Elle se réfugia d’abord chez Maurice. Son oncle et sa tante écoutèrent avec compassion le récit de son malheur et conclurent :

« Nous te gardons ce soir à manger et tu passeras cette nuit chez nous, mais tu ne pourras pas rester ici, ce serait trop dangereux pour toi comme pour nous. »

Le lendemain, la jeune fille, accompagnée de Maurice, marcha jusqu’à ce qui deviendra la clairière au sanglier. Son cousin l’aida à construire une cabane. Il lui promit de venir la voir souvent, de lui donner de bonnes choses à manger et de lui rapporter son arc, son carquois et ses flèches. Les deux adolescents s’étreignirent longtemps, chacun pleurant sur l’épaule de l’autre. Ils se séparèrent enfin.

Le départ de la prétendue sorcière n’apporta au village qu’une tranquillité relative. Pour retrouver la paix avec les habitants et faire tomber toutes les suspicions de complicité, le père d’Éliséa choisit d’abjurer sa foi au Dieu du Livre. Il brûla publiquement le volume sacré et se fit faire un veau de cuivre, parce que l’or est bien au-dessus de ses moyens.

La terre fertile se mit à produire des orties et des chardons. La riante fontaine, au milieu du village, qui faisait la fierté des Engartois, se changea rapidement en une mare fétide.

 

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