Chapitre XV - Ils saisiront des serpents

On avait fini le fromage quand la reine réapparut, le teint juste un peu plus pâle qu’à son habitude.

« Je me sens mieux. J’espère que vous m’avez gardé du dessert.

– Je suis ravie de voir Votre Majesté en meilleure forme, répondit la princesse.

– C’est le cassoulet qui n’est pas passé. Je suis stupide, je sais pourtant que je ne digère pas les haricots secs. »

Je sais qu’il n’est pas très délicat de parler de ces choses-là à table, mais l’indisposition de la reine et surtout l’assistance divine lui ont sauvé la vie. En rendant son repas, elle avait aussi vomi le poison.

« Tout à refaire ! » marmonnait Sabriana.

Quant à ce pauvre Herbert, c’est bien lui le plus malheureux dans cette affaire. Non seulement les cinq mille écus lui sont passés sous le nez, mais la cruelle princesse, pour une histoire de potage trop salé, lui fit donner deux cents coups de fouet, dont il mourut. Le prince eut beau intercéder en sa faveur, ce n’est pas lui qui fait la loi dans le ménage.

Et comme il n’a pas la loi avec sa femme, il essaie, par tous les moyens, de prouver qu’après le roi, c’est lui qui fait la loi dans le royaume. Les humains sont souvent comme les chiens, plus ils sont petits, plus ils aboient. Wilbur aboie fort, mais quand il est en présence du roi, il se fait tout petit et obéissant.

Sabriana n’est pas le genre de femme à se décourager sur un échec. Suivons-la. Tiens ! Que fait-elle donc, cachée derrière une tenture ? Elle se console de ses déplaisirs dans les bras de son mari. Mais non ! ce n’est pas lui, et c’est pour cela qu’elle se cache, la vilaine. Nous avons remarqué que ce n’est pas la vertu qui l’étouffe, et comme c’est pour des raisons purement géopolitiques qu’elle s’est laissé épouser par cet orgueilleux larbin de Wilbur, elle trouve normal de chercher l’amour ailleurs. Mais, est-ce vraiment l’amour ? Sabriana est une calculatrice.

« Es-tu toujours décidé à t’enfuir avec moi sur cette île ensoleillée dont je t’ai parlé, où personne ne pourra nous retrouver ?

– Plus que jamais ! J’en ai assez de me cacher. Je rêve nuit et jour de vivre notre amour sous les cocotiers.

– C’est pour très bientôt. Tout dépend de toi. Il faudra que tu m’obéisses.

– Ah ! Sabriana ! Sabriana ! Pour tes beaux yeux, je suis prêt à me jeter dans la fosse aux lions et de les combattre à mains nues, si c’est ce que tu désires.

– En l’occurrence, ce serait plutôt la fosse aux serpents.

– Ah ! les serpents, je n’aime pas trop ça. Enfin ! Dis toujours.

– Sais-tu ce qu’il y a derrière cette tenture ?

– Une piscine.

– Et c’est dans cette piscine que notre très gracieuse reine se plonge tous les matins. Elle qui était fâchée à mort contre l’eau et le savon s’est si bien réconciliée avec eux qu’elle passe au moins une heure par jour à s’astiquer du haut en bas. Alors, fais bien attention, un accident est vite arrivé. Voici ce que tu vas faire… »

Fidèle à ses habitudes, Éliséa immergeait son corps dans la mousse, au beau milieu de ce bassin. Un homme caché derrière le voile, portant un sac de cuir, l’observait avec convoitise. Le fait d’être amoureux de Sabriana au point de risquer sa vie pour elle ne l’empêchait pas d’admirer avec plaisir la reine en train de se savonner. Tout en se savonnant, la jolie reine ne se doutait de rien. Elle chantait de tout son cœur, elle n’entendit pas le bruit d’un objet qu’on jetait dans l’eau. Une forme longiligne l’approcha en ondoyant : un serpent.

« Sauve-moi, mon Dieu ! » cria-t-elle.

Aussitôt, elle empoigna la gorge du cobra qui s’enroula autour de son avant-bras. Elle serra l’animal dans son poing, de toutes ses forces. Le regard du serpent, si fascinant d’ordinaire, semblait lui dire :

« Pardon, madame, je ne recommencerai plus. »

La bête, privée de force, libéra le membre de la jeune femme. Elle la projeta hors du bassin.

Le reptile disparut sous la tenture. On entendit un horrible cri.

Sabriana suivait de loin le déroulement des opérations. Elle espérait entendre le cri de sa rivale, mais c’était celui de son amant.

« Tant pis pour lui, se dit-elle. Je l’aurais tué de toute façon. »

Depuis cette nouvelle défaite, elle renonça à son projet d’assassiner Éliséa. Elle sombra dans une profonde mélancolie. Elle abandonna ses dévotions au dieu d’or qui l’avait si mal servi, et cessa de s’alimenter.

 

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