Chapitre XX - D’où viens-tu, Zoé ?

Ce même jour, Zoé avait convoqué son état-major, composé principalement de Frédo, Sandra et Félixérie. Sigur, nouveau venu, y avait été invité à titre d’observateur.

Sigur était d’ailleurs lui aussi invité à suivre une formation guerrière, sous la férule du Rhino féroce.

La petite fille aux cheveux flamboyant, malgré sa jeunesse, dominait tout le groupe de son autorité et montrait une grande connaissance des pratiques militaires. Elle était toujours convaincue que c’est elle seule qui briserait le géant entre ses mains. L’invraisemblance de son projet ne l’empêchait pas de communiquer à chacun son assurance.

« Ça ne va pas, mon petit Sigourou ? s’inquiétait son amie. Tu n’as pas l’air dans ton assiette.

– Je vais très bien.

– Tu es pâle, tu as les mains crispées, tu as la tremblote.

– Mais si, je vais bien, je t’assure.

 

– C’est la caféine, ironisa Zoé, je vais lui servir un café déscriabiné, ça va lui faire du bien. »

Sigur s’était brusquement dressé, renversant sa chaise :

« Ça suffit, Zoé, je ne te permets pas de te moquer de moi, et ne t’amuse pas avec ça ! C’est un conseil d’ami !

– Et moi je t’interdis de me parler sur ce ton. Soit tu te calmes, ou soit tu prends la porte. Tu as un problème, et je t’ordonne de le régler. »

Sigur se rassit et baissa la tête. Tout le monde gardait le silence. L’autorité de Zoé leur semblait surnaturelle. Ce n’est décidément pas une petite fille comme les autres.

« La bataille finale est imminente. Avez-vous enfin compris pour quel maître et contre quel ennemi vous allez combattre ?

– Mais c’est évident, Zoé ! Nous combattons contre le tyran Thanatos, et pour toi. Quand nous serons vainqueurs, tu seras impératrice, et nous te servirons.

– Non, Frédo, répondit-elle avec douceur. Tu n’as pas encore compris. N’attends pas qu’il soit trop tard. Je ne serai jamais impératrice de Ligérie. La Ligérie va disparaître, comme tout ce monde-ci. Quand la guerre sera finie, je deviendrai une jeune fille comme les autres. Je poursuivrai mes études, puis je me marierai, et j’espère que j’aurai des enfants. Mais d’abord, je voudrais bien m’amuser un peu. Je n’ai que douze ans, après tout. Ne vous trompez pas de maître. Est-ce Zoé, ou le Dieu de Lumière que vous voulez servir ? »

La séance s’acheva enfin.

« Je vous remercie de votre participation, dit Zoé. Sigur et Félixérie, restez. J’ai à vous parler. »

Restée seule avec ses deux amis, Zoé les invite à nouveau à prendre place.

« Vous savez sans doute, dit-elle, que si l’on peut glisser de votre monde au nôtre par le lit de la Loire, il n’est pas possible de remonter dans le vôtre par le même chemin. La transition ne peut s’effectuer que du haut vers le bas. Si par malheur, vous tombiez à nouveau dans une faille, vous glisseriez irréversiblement dans le monde de ténèbres, réservé à Thanatos, à ses anges et à ses serviteurs.

– Le monde des ténèbres ? Ce n’est donc pas ici le monde des ténèbres ?

– Là-dessous, c’est pire.

– Diable !

– C’est le cas de le dire ! Dans ce monde-là, les yeux ne s’habituent jamais à l’obscurité. C’est la nuit complète. Pour remonter vers un monde supérieur, il faut aller jusqu’au point le plus élevé, c’est-à-dire au Gerbier-de-Jonc. Malheureu-sement, l’infâme Thanatos en a fermé l’accès en enfermant la Ligérie dans un mur de brouillard. Il existe un autre lieu, également inaccessible, où la transition est possible dans n’importe quel sens, sauf vers le monde des ténèbres : c’est le lac d’Issarlès.

– C’est donc ce lac que nous devons trouver ?

– Nous en reparlerons. Ce que vous devez savoir, c’est que j’ai sombré dans le lac d’Issarlès pour parvenir dans ce monde d’en bas.

– Ce qui veut dire...

– J’habitais chez mes parents, à Taverny, et nous étions en vacances au lac d’Issarlès. J’étais une petite écervelée qui ne s’intéressait qu’aux chiffons, aux jeux vidéo et à la “Star-Cacadémie’’. Tandis que je faisais ma pineupe à me bronzer sur un rocher, j’ai voulu épater deux ou trois copines qui passaient sur la rive. Je suis, cela dit sans modestie, une très bonne nageuse. J’ai plongé avec un gracieux salto avant. J’aurais dû penser qu’on ne plonge pas ainsi dans l’eau froide sans précaution. De même que chacun de vous a survécu à la noyade, j’ai survécu à l’hydrocution. Je me suis éveillée sur la berge, près de La Charité. Aussitôt échouée dans ce monde, ma chevelure a reçu cette énergie lumineuse que vous connaissez. »

Ornée de sa flamboyante crinière, Zoé entra dans la ville obscure. Seuls ses cheveux apportaient de la lumière autour d’elle. Elle faisait peur aux gens qui s’enfuyaient en la voyant. Elle n’eut pas longtemps à errer comme une folle dans les rues. Deux fourgonnettes de police lui coupèrent la course. Plusieurs hommes, armés d’arbalètes, lui firent face, car, vous l’avez certainement remarqué, les armes à feu n’existent pas en Ligérie.

« Police impériale. Rendez-vous ! »

Zoé, terrorisée, leva les mains aussi haut qu’elle put.

« Ne tirez pas ! Je n’ai rien fait de mal. Je ne suis pas armée. Je suis une petite fille.

– Monte là-dedans et tais-toi. »

Pendant son transfert au bureau local de la P.I., l’un des miliciens a eu la malencontreuse idée de lui passer la main dans les cheveux. On entendit un cri de douleur, suivi, d’une bordée d’injures censurées.

« Regarde ce que tu as fait à ma main, petite garce ! »

Une voix intérieure lui suggéra de poser ses doigts sur cette paume brûlée à vif, qui guérit en quelques secondes.

« Comment as-tu fait ça ?

– Je ne sais pas.

– Tu es une sorcière !

– Non. »

Dans la salle d’interrogatoire de la police, l’incident de la brûlure et de sa guérison spontanée avait déjà été oublié.

« Il est interdit de se promener à moitié nue dans les rues, mademoiselle.

– Je ne suis pas à moitié nue, je suis en tenue de plage.

– Mettez un terme à vos insolences. Je n’aurai pas beaucoup de tissus à enlever pour vous coller une bonne fessée.

– Mes vêtements de ville sont restés au lac d’Issarlès. Je suis désolée, je ne voulais pas offenser qui que ce soit.

– Et vous vous êtes baladée depuis le lac Machintruc jusqu’ici à moitié toute nue ? Ne me prenez pas pour un imbécile, mademoiselle ! Je vous préviens, si je m’énerve, ça pourrait chauffer pour votre matricule ! »

Et justement, ça chauffait, et ça éclairait, car l’intensité lumineuse et calorifique des cheveux de Zoé varie en fonction de ses émotions. Le chef de la police avait quitté la vareuse et dénoué la cravate.

« Laissez tomber, Sergent. Cette fille n’est pas une délinquante ordinaire. Nous allons bien voir si elle fait autant la maligne devant l’empereur. Et donnez-lui des habits décents. Si Thanatos la voit comme ça, il risque de très mal le prendre. »

Zoé, formatée du point de vue vestimentaire comme une première de la classe, fut présentée à l’empereur.

« Qui es-tu ?

– Zoé Duval.

– Pourquoi tes cheveux sont-ils comme ça ?

– Je ne sais pas.

– Je suis le dieu qui vit dans l’obscurité. Je hais la lumière. Vos cheveux sont une insulte à ma divinité. Qu’on les lui coupe. »

Un des gardes, armé d’un sabre, empoigna les cheveux de Zoé. Brûlure, hurlement de douleur, injures.

« Donnez-moi votre main. N’ayez pas peur... Voilà ! C’est fini le gros bobo. »

Puis elle fixa du regard chacun des autres porte-glaive.

« Maintenant, vous êtes prévenus. Le prochain qui touche à mes cheveux sait ce qui l’attend. Et cette fois, je ne le soignerai pas.

– C’est bon ! C’est bon ! soupira Thanatos. Mettez-la en prison, et faites attention de ne pas toucher ses cheveux. »

« La suite, vous la connaissez, poursuivit Zoé, après quelques jours passés dans la prison des femmes, l’ignoble Thanatos a fait de moi une attraction de foire au parc de Beauval. C’est pendant ma captivité que j’ai reçu dans mon cœur l’appel à devenir la prophétesse du Dieu vivant et son David qui tuera le géant Thanatos.

– Le tueras-tu avec une fronde ?

– Peut-être. »

Nos trois amis se séparèrent, Sigur et Félixérie abasourdis par cette révélation.

Au milieu de l’unité-sommeil, Sigur se leva, à l’insu de tous, et, ayant bien vérifié que personne ne le voyait, alla récupérer dans le baril son bracelet de communication. Il l’enfouit dans sa poche comme un bijou volé. Notre ami est suffisamment habile en électronique pour le rendre promptement opérationnel.

 

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