Deuxième tableau

Septembre 1811. Un jardin chez Gavril Gavrilovitch.

Scène Première

MACHA

Quelle aventure, en vérité !
Il n’était pas même invité.

La tempête de neige, bourrasque et violence,
Nous apporte un jeune homme, heureuse providence !

Il demande asile sous mon toit,
Près du feu s’assied tout près de moi ;

Son beau regard me fixe avec tant d’insistance…
Il me plaît, je me rends, aucune résistance.

Hélas ! le lendemain
Il reprend son chemin
La tempête apaisée,
Sa jument reposée.

Sur mon front pur il dépose un baiser,
Je sens mon corps tout à coup s’embraser.

Ils ont tous remarqué la rougeur de mes joues ;
On m’appelle timide, on se moque, on en joue

Mais l’incendie point ne s’éteint.
Il m’aime aussi, c’est mon destin.
Oui, mon amoureux Vladimir,
Voici le temps de nous unir.
Tous les deux jours, en grand secret,
Nous nous cachons dans la forêt.

Aujourd’hui, d’avouer, nous aurons le courage.
Mon père, évidemment, comprendra le message.

Vladimir, sans attendre demain

Viendra lui demander ma main.

(Entre Vladimir)

v

 

Scène II

MACHA – VLADIMIR

MACHA

Te voici, mon ami, toujours si ponctuel !

VLADIMIR

Je n’aime pas te faire attendre, les heures sans toi paraissent des années.

MACHA

C’est aujourd’hui, Vladimir, c’est aujourd’hui ?

VLADIMIR

Oui, Macha, c’est aujourd’hui. Je te promets toujours d’aller trouver ton père et lui demander ta main, mais chaque fois, je manque de courage. En aurai-je plus maintenant ?

MACHA

Tu en auras, Vladimir.

VLADIMIR

Ton père m’accordera cette faveur, n’est-ce pas ?

MACHA

Il te l’accordera. Mes parents ne désirent que le bonheur de leur fille.

v

VLADIMIR

Oui, j’oserai, quoi qu’il en coûte,
C’est aujourd’hui, non point de doute
Tes parents je dois affronter,
Macha, c’est notre volonté.
Oui, tu me seras accordée,
N’en es-tu pas persuadée ?

MACHA

Ce soir je serai tout à toi
Je te servirai comme un roi.
Vite, va convaincre mon père,
Je te soutiens dans la prière.
Dis-lui que l’amour te rend fou.

VLADIMIR

Je plie l’épaule sous ton joug.
Je t’aime tant, douce Marie,
Mon tendre cœur, âme chérie !
Pour toi je meurs, passionnément.
Comme la grappe est au sarment,

Comme au firmament l’étoile,
Comme à l’océan la voile

Je t’appartiens
Comme le chien
Est à son maître,

Comme un esclave je veux être.

v

MACHA

Laissons les chansons d’amour. Il est temps de se décider.

VLADIMIR

Voici justement ton père et ta mère qui viennent vers nous.

Scène III

MACHA – VLADIMIR – GAVRIL – PRASKOVIA

PRASKOVIA

Eh bien, Macha ! dès que nous tournons le dos, nous te trouvons en galante compagnie.

MACHA

Galante compagnie ! Nous ne faisons rien de mal ; nous parlions simplement, des histoires de jeunes gens.

GAVRIL

Et je suis censé connaître ce garçon ?

MACHA

Tu ne te souviens pas de lui ? Il est pourtant déjà venu à la maison.

GAVRIL

Non, je ne me souviens pas. Tu sais que je ne suis pas physionomiste.

MACHA

Nous l’avons accueilli par un soir de tempête. Il s’est réchauffé près du feu.

GAVRIL

Oui, maintenant, je m’en souviens. Ce soir-là, la neige a surpris tout le monde.

PRASKOVIA

Et notre foyer vous manque. Eh bien ! Venez, Dimitri, le samovar vous attend.

VLADIMIR

Vladimir.

(Pendant le chant, on apporte le samovar.)

v

PRASKOVIA

Bien, voici le samovar.

Pour accompagner le caviar,
L’infusion dans l’eau brûlante

Dans la vaisselle élégante
A le pouvoir d’apaiser.

GAVRIL

Mais il faut en savoir user
Car il excite la nervure.

C’est un don de la nature.

v

VLADIMIR

Merci Praskovia Petrovna pour cet excellent thé.

MACHA

Et le caviar n’est pas mauvais non plus.

PRASKOVIA

Dans notre maison, nous cultivons l’art de recevoir dignement nos hôtes avec des petits riens.

VLADIMIR

Cher Gavril Gavrilovitch, je voudrais, sans tourner autour de l’arbre, m’entretenir avec vous du sujet de ma visite.

GAVRIL

Je vous écoute, Dimitri Vladimirovitch.

VLADIMIR

Vladimir Nikolaïevitch.

v

VLADIMIR

J’aime votre fille.

GAVRIL

Vous n’êtes ni le seul ni le premier.

Elle est de si bonne famille
Et séduirait le monde entier.

VLADIMIR

J’en suis épris ;
Elle est si belle !

PRASKOVIA

En serions-nous surpris ?

GAVRIL

Notre Macha, qu’en pense-t-elle,

Ma petite mirabelle ?

MACHA

Il est vrai que pour ma main

Des galants se pressent en vain :

Des marquis et des vicomtes,

Je n’en fais plus même le compte ;
Des boyards avec leurs valets,

Mais aucun d’eux ne me plaît.

Leur insistance m’importune.
Ils ont pourtant quelque fortune :
Des docteurs et des chirurgiens,
Des avocats, des pharmaciens ;

Mais ce garçon, mon père,

Comme époux saura me satisfaire.

GAVRIL

Vous êtes un homme heureux,

Charmant, jeune et bien amoureux.

Elle a le goût difficile
Et son cœur n’est point docile.

Épousez cette fleur de lys
Avant qu’elle change d’avis.

v

VLADIMIR

Oh ! Grand merci Gavril Gavrilovitch ! En m’accordant la main de votre fille Maria Gavrilovna, vous faites de moi l’homme le plus heureux de la terre.

GAVRIL

Pas de quoi, mon garçon, pas de quoi ! Vous me soulagez d’une bouche gourmande à nourrir. Je voudrais toutefois vous poser une ou deux questions.

v

Vous êtes militaire
Bien armé pour la guerre.
D’après ce que l’on sait
L’empereur des Français
Brave le tsar en face.
Devant cette menace

Vous saurez, j’en suis sûr, vous conduire en héros.

VLADIMIR

À l’ennemi point de repos.

GAVRIL

Vous êtes un vaillant, courageux camarade.
Dans l’armée de Russie quel est donc votre grade ?

VLADIMIR

Enseigne.

GAVRIL

                 Évidemment,
C’est moins qu’un lieutenant.

VLADIMIR

Mais plus qu’un adjudant.[1]

GAVRIL

Comprenez que ma fille est richement dotée.
La dot avec la fille doit être méritée.
S’il lui faut un soldat, je veux un général ;
Marie n’épousera jamais un caporal.

VLADIMIR

Un enseigne.

GAVRIL

                        Qu’il soit sergent ou maréchal

Des logis, que m’importe.

MACHA

Quelle est cette lubie ? Je la trouve un peu forte !

GAVRIL

C’est ma décision.

Tu seras générale, point de discussion !
Un parti tel que toi coûte son prix, ma fille
Et je veux préserver l’honneur de la famille.

PRASKOVIA

Gavril, mon cher époux, comme tu y vas fort !

Laisse parler son cœur, fais un effort.

Je crois que ta raison s’égare.

GAVRIL

Soit ! J’abaisse la barre
Jusques à colonel.

MACHA

Hélas ! mon paternel
Ne voudra rien entendre.

Quel cœur de fer !
Esprit pervers !

GAVRIL

Partez faire la guerre et couvrez-vous de gloire.
Revenez colonel et, vous pouvez me croire,

Notre fille est à vous,
Vous serez son époux.

(Sortent Gavril et Praskovia.)

v

Scène IV

MACHA – VLADIMIR

MACHA

Quel sort terrible ! Nous ne nous marierons donc pas !

VLADIMIR

Nous nous marierons, je te le promets.

MACHA

Comment faire ?

VLADIMIR

Je partirai à la guerre, je combattrai Bonaparte, je reviendrai colonel et je t’épouserai.

MACHA

Et si Bonaparte ne nous déclare pas la guerre.

VLADIMIR

Il la déclarera. Ce Gengis Khan de l’ouest ne pense qu’à conquérir.

MACHA

Et si tu reviens seulement capitaine ?

VLADIMIR

Je reviendrai colonel.

MACHA

Et si tu meurs à la guerre.

VLADIMIR

Je gagnerai la guerre, je reviendrai médaillé et galonné, et nous nous marierons.

MACHA

Je ne veux pas que tu ailles à la guerre avant de m’avoir épousée. Tu ne sais pas ce qui va arriver. Marions-nous maintenant.

v

Non, ne t’en vas pas à la guerre ;

Napoléon n’est pas dans nos affaires

S’il envahir le continent.
Marions-nous incontinent.

 

Qu’importe l’avis de mon père,

Et sa folie, son dépit, sa colère.

Qu’importe son assentiment,
Marions-nous incontinent.

VLADIMIR

Nous marier ? Mais comment faire ?

MACHA

Fuyons au loin, à l’écart de nos terres.

Marions-nous secrètement.
Marions-nous incontinent.

v

VLADIMIR

Moi non plus, je ne puis attendre. Je t’épouse dès maintenant. Gavril et Praskovia diront ce qu’ils voudront. Après tout, c’est notre vie qui est en jeu, pas la leur.

MACHA

Oui, mais nous ne pourrons pas nous marier ici, à l’église de Nénardovo. Le pope n’y consentira jamais.

VLADIMIR

Le pope de Nénardovo certainement pas, mais celui de Jadrino y consentira. Ce n’est qu’à cinq verstes d’ici. J’avais déjà conçu un plan au cas où l’adversité mettrait un obstacle à notre amour.

v

Nous devons être rusés
Mais nos plans sont bien pesés.
Notre amour est au supplice
Mais le pope est mon complice,
Et Tériochka, mon cocher,
Lui-même ira te chercher.
Dans sa troïka, mon âme,
Il te conduira, ma flamme.
Une isba dans la forêt
Abritera notre paix.
Oui, Macha, tu seras mienne,
Je ferai de toi ma reine.

MACHA

Quand je serai tout à toi,
Mariée selon la loi,
Nous vivrons de cette vie
Jusqu’à ce qu’on nous oublie.
Puis nous viendrons à nouveau
Ici, à Nénardovo
Et je supplierai mon père,
Et cet homme au front sévère
Pourtant rempli de bonté
Comprendra sa cruauté.
Il dira : « Ma pauvre fille,
Je pardonne tes vétilles.
Enfants, venez dans mes bras
Et partagez le veau gras.
Pour toi sont mes mains tendues.
Je te trouve, enfant perdue. »

 

[1] En fait, l’auteur n’en sait rien, il a fait son service dans l’armée de l’Air.

 

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