Chapitre XXI - Où vas-tu, Sigur ?

 

Quelques semaines s’étaient écoulées, pendant lesquelles Sigur avait subi un entraînement physique intensif. Il était déjà devenu un escrimeur habile, et il maniait la fronde avec puissance et précision.

« On dirait que Sigur a retrouvé un peu de tranquillité, dit Félixérie. Peut-être a-t-il réglé son problème.

– Non, répondit Zoé, il ne l’a pas réglé. »

Sigur, en effet, s’efforçait d’éviter la compagnie de ses semblables. Dès qu’il se retrouvait seul, il enfonçait ses écouteurs dans ses oreilles qu’il nettoyait au Scriabine haute pression.

« Quel est son problème ? Je ne comprends pas bien.

– L’addiction musicale.

– Tu veux dire ?... Quand il écoutait Borodine à longueur de journée...

– Scriabine.

 

– Qu’est-ce que ça change ?

– Alexandre Scriabine était bigame pour bien commencer, c’était surtout un adepte de la théosophie, et d’autres formes de sciences occultes. Il a mis tout son génie musical au service de sa passion ésotérique. Sa musique n’avait pas d’autre but que de placer son auditoire sous cette influence. Son fils Youlian avait d’ailleurs reçu les mêmes talents ; malheureusement, il s’est noyé dans le Dniepr à l’âge de onze ans. Thanatos qui a, quoi qu’on en dise, une très bonne culture musicale, et qui est un homme au service des ténèbres, utilise le génie de Scriabine pour parvenir à ses fins.

– Mais à présent, Sigur a perdu son bracelet, il se trouve à l’écart de cette mauvaise influence.

– Je n’en suis pas certaine. »

Elle avait bien raison d’en douter, Zoé :

Sigur n’avait pas le privilège d’occuper sa propre chambre. Quand il était certain que tout le monde dormait, il sortait avec son bracelet jusqu’à la réserve de nourriture.

Il envoyait un message écrit.

« Sigur ? Qu’est-ce que tu fais ici ? »

Sigur sursauta. Discrète, derrière lui, Félixérie l’avait surpris.

« Je te renvoie la question, à cette heure tu devrais être au lit.

– J’avais un petit creux, figure-toi.

– Eh bien ! moi aussi, j’ai un petit creux, voilà. Maintenant, tu te sers dans la cambuse et tu retournes te coucher.

– Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

– Tu le sais très bien, c’est mon bracelet de communication.

– Qui t’a permis de le reprendre ?

– Moi, je me le suis permis. J’en ai besoin pour écouter ma musique. Maintenant, tu me lâches.

– Oh ! Mais ne le prends pas sur ce ton, mon petit bonhomme. Tu n’as pas tes écouteurs, donc tu n’écoutes pas de musique. Tu es en train d’envoyer un message. Je peux savoir à qui ?

– Non, tu ne peux pas savoir. C’est privé, c’est personnel.

– Fais voir.

– Non ! Arrête, maintenant, je te préviens, ça va mal finir. »

Félixérie lui arracha l’appareil des mains.

« Eh bien ! C’est du propre ! J’attends tes explications.

– Je n’en ai pas.

– Alors, écoute-moi bien. Tu as vraiment de la chance que ce soit moi qui t’ai pris la main dans le sac. Si c’était Frédo... Alors un bon conseil, sauve-toi tout de suite d’ici avant que ça se sache, à moins que tu préfères qu’on trouve tes boyaux accrochés aux branches aux quatre coins de la forêt.

– C’est bon, j’ai compris, je me casse !

– Une dernière chose : regarde-moi. »

Sigur ne s’attendait pas à recevoir une paire de gifles aussi violente. Il faut dire que les muscles de Félixérie avaient pris un peu de volume depuis le début de notre histoire.

À moitié assommé, il tituba un instant, puis se ressaisit.

« Fais une croix sur notre amitié, en rouge, avec un gros pinceau. Je n’ai pas de relation avec les traîtres. Maintenant, va-t’en. Je t’ai assez vu ! »

La rage au cœur, la peur au ventre, les joues en feu, Sigur vola un cheval et s’enfuit au galop à travers la forêt.

Sitôt remis de ses émotions, il demanda un entretien avec l’empereur. Il fut promptement reçu par celui-ci, accompagné de sa moitié, dans les deux sens du terme, puisque l’impératrice mesure un mètre soixante-quinze.

« Vous m’avez l’air un peu déprimé, mon jeune ami. Vous vous êtes disputé avec Félixérie ?

– Ce n’est rien de le dire.

– Allons, allons ! Il ne faut pas se laisser aller. Pour vous remonter, je vous mets en musique de fond la troisième symphonie : le Poème divin.

– Ah ! Merci, Majesté. »

Et revoilà notre Sigur à nouveau enscriabiné.

« Avez-vous pu m’apporter quelques renseignements de votre séjour à Chambord ? Je suis inquiet car ma prophétesse officielle m’a adressé un nouveau message : “Méfie-toi de la petite fille en colère’’.

– Je vois.

– Vous voyez ! Vous avez bien de la chance ! Elle m’a aussi confirmé son premier message : “Celle qui s’appelle Vie te tuera’’.

– C’est Zoé.

– Zoé ? La fille qui fait de la lumière dans ses cheveux ?

– D’ailleurs, elle n’arrête pas de le dire, qu’elle va vous tuer. »

Laure éclata de rire.

« Zoé ! C’est cette collégienne effrontée qui va renverser l’Empire ! Mais vous divaguez, mon pauvre ami !

« Zoé, ça veut dire “vie’’. Ça vient du grec. »

Thanatos était bouleversé. Sa divine omniscience avait exclu la langue d’Homère. Il n’avait jamais fait le rapprochement.

 

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