Neuvième tableau

Audinghen, chez Taillebos.

Scène première

TAILLEBOS – MICHEL – CASSAGNAC

Taillebos et Cassagnac sont installés, Michel frappe à la porte et entre.

TAILLEBOS

Entrez, mon jeune ami.

MICHEL

Messire Bocquillon, après maintes hésitations, m’a finalement confié la tâche d’apporter un colis à Audinghen, je suppose que les bons paroissiens d’Audresselles ont tous trouvé un bon prétexte pour décliner sa demande et qu’il n’a trouvé que moi pour son affaire. J’en profite pour venir vous saluer, et vous aussi, Monsieur de Cassagnac. Je vous croyais reparti pour la Hollande.

CASSAGNAC

Pas aussi loin, mon garçon. Je suis juste allé passer deux jours chez mon ami le drapier, à Calais.

v

CHŒURS (en sourdine)

Dans l’angoisse

Et la nuit

Le vent passe

Et s’enfuit.

v

TAILLEBOS

Assieds-toi, Michel. Monsieur de Cassagnac est bien heureux de te revoir.

MICHEL

Vraiment ?

CASSAGNAC

Oui, j’aurais aimé te poser une ou deux questions.

v

CHŒURS (en sourdine)

Dans l’angoisse

Et la nuit

La mort passe

Et s’enfuit.

v

MICHEL

À quel sujet, Monsieur ?

CASSAGNAC

Au sujet d’un naufrage dont tu as été témoin il y a dix-huit ans.

v

CHŒURS (en sourdine)

Que de carnages !

Que de naufrages !

Sur les rochers

Tant de nochers

Se sont brisés

Loin du rivage.

MICHEL

Je n’étais qu’un enfant aux yeux pleins de terreur

Et la mémoire peut nous induire en erreur

Mais je n’oublierai pas les vagues furieuses,

Les lourds assauts du vent aux falaises crayeuses,

J’entends encore vibrer les cris de désespoir

J’entends encore le bois se briser dans le noir.

Je n’oublierai jamais cette nuit furibonde

Où sur les gris écueils se fracassaient les ondes.

Obscur était le ciel

Quand j’entendis mon père

Crier : « Debout, Michel !

Apporte la lumière. »

Il fallait relever les casiers des homards.

CHŒURS

Relever à cette heure ! Était-ce raisonnable ?

MICHEL

La marée n’attend pas. Il est presque trop tard.

CASSAGNAC

Cette raison, Michel, est-elle vraisemblable ?

C’était marée montante.

MICHEL

                                       Eh bien ! j’ai oublié

Quel était le devoir qui nous a fait lever.

J’étais caché, terrorisé, dans un rocher.

Tout n’était que ténèbres, sans lune et sans étoile,

Et l’on ne distinguait nul esquif, nulle voile.

CASSAGNAC

Et pourtant les lanternes ?

MICHEL

                                         Les lanternes, c’est vrai !

Sur l’aplomb d’un rocher, mon père les avait.

CASSAGNAC

Et après ?

MICHEL

                 Et après, j’entends crier mon père.

Alors, épouvanté, je quitte ma tanière,

J’aperçois sur le flot le canot ravagé

À l’arrière blottis les pauvres naufragés.

CASSAGNAC

Ils étaient à la barre ?

 

 

MICHEL

                                   Ils y étaient sans doute.

CASSAGNAC

Et vers le Cran-aux-Œufs ils ont fait fausse route,

Tombant dans les filets que Mauprat leur tendait.

CHŒURS

Oh ! Quel effroi !

Quel désarroi !

Rames brisées !

Voile arrachée !

S’engouffrent les flots dans le bois trépané

Des navires éperonnés.

Les victimes damnées

Dans le gouffre abîmées...

Cette nuit-là, t’en souviens-tu ?

Le Cran-aux-Œufs, tel un fétu,

Brisa des huguenots la fragile nacelle.

Les as-tu vus, Michel, jeune enfant d’Audresselles ?

MICHEL

Un moment, s’il-vous-plaît !

Osez-vous accuser mon père

D’avoir commis dans cette affaire

Un crime odieux ?

Pour cet affront, mon bon Monsieur,

Mon honneur exige vengeance.

TAILLEBOS

J’appelle à ton intelligence.

Chasse la colère de toi.

Charles n’a prétendu, je crois

Que ton père était le coupable.

MICHEL

Non, mon père n’est pas capable

De cet abominable forfait.

De qui donc tenez-vous les faits

Qui vous le rendent si suspect ?

CASSAGNAC

Merlu, qui guida les parents de Claire

Et Le Rouquin, son compère.

MICHEL

Quoi ? Le Rouquin ?

Ce malandrin

Pour un pichet de rhum prêt à vendre sa mère ?

Vous l’accusez sur ses propos ?

TAILLEBOS

Amis, ce drame horrible

À notre mémoire est pénible.

Nous devons prendre du repos

Et reporter cet entretien.

CHŒURS

Dans l’angoisse

Et la nuit

Le vent passe

Et s’enfuit.

Que de carnages !

Que de naufrages !

Sur les rochers

Tant de nochers

Se sont brisés

Loin du rivage.

Dans l’angoisse

Et la nuit

La mort passe

Et s’enfuit.

 

 

MICHEL – TAILLEBOS – CASSAGNAC

Le marteau bat l’enclume

Et les ancres de fer.

Le vent pousse l’écume

Et déchire la mer.

CHŒURS

Oh ! Quel effroi !

Quel désarroi !

Rames brisées !

Voile arrachée !

S’engouffrent les flots dans le bois trépané

Des navires éperonnés.

Les victimes damnées

Dans le gouffre abîmées...

Cette nuit-là, t’en souviens-tu ?

Le Cran-aux-Œufs, tel un fétu,

Brisa des huguenots la fragile nacelle.

Les as-tu vus, Michel, jeune enfant d’Audresselles ?

v

(Michel s’éloigne, Cassagnac le rejoint.)

Scène II

MICHEL – CASSAGNAC

CASSAGNAC

Mon ami, je vois bien que je vous ai blessé, mais j’espère que vous me comprendrez. Mon intention n’est pas de porter des accusations, mais il est important pour moi de connaître la vérité, fût-elle terrible à entendre. Ce sont mes proches qui sont concernés.

MICHEL

Pardonnez en retour mon émotion et ma colère. Moi aussi, je dois savoir la vérité, même si elle m’est insupportable.

 

 

CASSAGNAC

Je vous garantis de mon impartialité. Il faudra aussi que je parle à votre père, et à Idelette, je veux dire, à Claire.

MICHEL

Ne peut-on pas laisser Claire en dehors de tout cela ?

CASSAGNAC

Et pourquoi ? Elle a le droit de savoir, elle aussi.

MICHEL

Et pourquoi faut-il qu’elle sache ? Pauvre créature ! vous allez lui briser le cœur. À moins, Monsieur de Cassagnac que cela fasse partie de vos plans pour l’arracher à notre foyer et la prendre avec vous. Quel plaisir trouvez-vous à détruire notre bonheur ? Quel droit avez-vous sur elle ?

CASSAGNAC

Et vous, quel droit avez-vous de plus que moi sur Idelette ? Elle n’est pas votre sœur, et elle est ma cousine.

v

MICHEL

Claire n’est pas ma sœur

Mais bien plus qu’une amie,

Elle vibre en mon cœur,

Elle a conquis ma vie.

 

À quoi bon le cacher

Pourquoi tromper mon âme

Et de son doux bûcher

Me soustraire à la flamme.

 

Oui, j’en suis amoureux

Quitte à vous en déplaire.

Qu’il me rendrait heureux

D’être esclave de Claire !

 

Hélas ! Vous débarquez

Du port de La Rochelle

Mon fort investissez

Et ravissez ma belle.

v

CASSAGNAC

Ainsi vous aimez Idelette ! Pardonnez-moi mon indiscrétion, mais vous a-t-elle laissé entendre qu’elle partageait votre sentiment ?

MICHEL

Non, Messire, je ne parviens pas à lire dans le fond de son cœur, elle ne m’a témoigné qu’une chaude affection fraternelle.

CASSAGNAC

Mon ami, je vous remercie pour votre franchise et votre loyauté, j’en serais indigne si je n’étais pas aussi franc et aussi loyal à votre égard.

v

Quand je la vis sur la falaise,

Mon ami, ne vous en déplaise,

Son regard de flamme et de braise

Son œil de perle et de cristal

Me transperça d’un trait fatal.

Me voici donc votre rival.

 

À la forge je vis la dame.

Son front illuminé de flamme

Semblait vouloir brûler mon âme.

Son œil de perle et de cristal

Me transperça d’un trait fatal.

Me voici donc votre rival.

 

 

Que ne puis-je mourir pour elle,

Livrer mon sang à cette belle,

L’impératrice d’Audresselles ?

Son œil de perle et de cristal

Me transperça d’un trait fatal.

Me voici donc votre rival.

 

Hélas ! voyez le pauvre esclave

Ferré dans des chaînes suaves,

Le cœur lié dans les entraves.

Son œil de perle et de cristal

Me transperça d’un trait fatal.

Me voici donc votre rival.

v

MICHEL

Dans ce cas, mon amour est perdu ! Je ne suis qu’un petit forgeron de la côte, je n’ai ni votre belle prestance ni vos titres de noblesse. C’est vous qu’elle suivra. Adieu mes beaux rêves ! Vous saurez la rendre heureuse, Messire de Cassagnac.

CASSAGNAC

Allons ! Ne vous attristez pas ainsi. J’irai parler à Claire et lui dévoilerai mes sentiments, mais si vous n’avez pas encore osé lui parler de votre amour, je lui en parlerai pour vous. C’est elle qui fera son choix. Nous sommes tous les deux chrétiens, et la Bible nous ordonne d’agir sans fausseté. Laissons Dieu conduire. Que Claire se décide pour l’un ou pour l’autre, j’accepterai sa décision comme étant celle du Seigneur. Je suis persuadé que vous n’agirez pas autrement. Michel, mon ami, serrez-moi la main.

MICHEL

Monsieur de Cassagnac…

CASSAGNAC

Appelez-moi Charles. Et promettez-moi que, quelle que soit la décision de Claire, nous demeurerons amis.

 

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