Chapitre XVIII - Éliséa n’adore pas le veau d’or

Cette première victoire avait rendu à la fatale princesse autant sa foi dans le disque d’or que sa vitalité et sa haine envers la reine. Elle se remit donc à interroger son idole. Celle-ci lui montra un rouleau de parchemin.

« Qu’est-ce donc ? » demanda-t-elle.

La vision devient plus nette et l’on peut voir lisiblement le titre du document : Code de loi séquanienne.

« Le livre de la loi. Et alors ? »

Toujours en vision, le rouleau se déroule jusqu’à un titre de chapitre : De la religion séquanienne.

« Voilà qui servira bien mes plans. Merci, Grand Dieu, et à charge de revanche. »

Sabriana s’éloigne satisfaite et fait appeler son mari :

« Ramène-moi encore quelques reliefs du repas du roi. J’ai un nouveau plan derrière la tête.

– Ça tombe bien, il y a des artichauts au menu de ce soir. »

Il ne reste plus qu’à attendre patiemment les effets bienfaisants de la tisane magique.

Sans nullement se méfier de quoi que ce soit, la jeune reine, comme à son habitude, se promène dans le palais, discutant cordialement avec les uns et les autres, quand un chambellan vient à sa rencontre :

« Majesté, Sa Majesté le roi désire vous voir immédiatement dans son bureau. »

« Immédiatement dans son bureau, se dit-elle inquiète. Qu’est-ce que je lui ai fait ? En temps normal, nos discussions se passent tranquillement à table ou dans la chambre. Allons-y ! Nous verrons bien. »

Assis dans son vaste bureau digne d’un chef d’État, et d’ailleurs, c’en est un, le roi, solennel, attend sa reine. Il a un gros livre rouge posé en évidence face à lui qu’il tapote nerveusement des doigts.

« Asseyez-vous, Éliséa. »

« Et voilà qu’il me donne du vous, maintenant ! De mieux en mieux ! »

« Tu voulais me voir, Axou ?

– Il n’y a pas d’Axou qui tienne, ni de gros lapin ni de gros canard. Je vous rappelle que je suis le roi de Séquanie et je veux être considéré comme tel. Nous devons aborder un sujet d’une importance capitale.

– Et, vu l’importance de l’affaire, je suppose que je dois m’adresser à Votre Majesté comme si j’étais une simple courtisane, n’est-ce pas, mon petit louloup d’amour ?

– Or ça, madame ? Voudriez-vous que cette nuit nous fissions chambre à part et passer la vôtre dans un cachot humide. »

Éliséa avait quitté son ton narquois.

« Votre Majesté me soupçonnerait-elle de quelque infidélité, qu’elle me traite de cette manière ? »

Quelque peu désarmé par cette question, le roi garde le silence, puis se ressaisit et reprend la parole.

« Qu’allez-vous imaginer ? Il s’agit bien de cela ! Mais je suis inquiet. Certaines rumeurs circulent à votre sujet.

– Des rumeurs d’adultère ?

– Si ce n’était que cela !

– Alors, que dit-on de si grave sur mon compte ?

– Il s’agit de votre hérésie qui jette le trouble dans le royaume.

– Mon hérésie ? Parce que je ne prie pas le veau d’or ?

– Vous y êtes.

– Mais, mon gros lap… Votre Majesté. Jamais je ne vous ai caché ma foi dans le Dieu unique et invisible. N’allez pas me dire que je vous ai mis devant un fait accompli. Si mes convictions vous dérangent, il fallait y réfléchir avant de m’épouser. »

Le roi regarda son épouse une longue minute, la tête posée sur ses mains ouvertes, montrant sur son visage une grande contrariété.

« Ce n’est pas moi que cela dérange, c’est le prince Wilbur.

– Ah ! Celui-là !

– Il est venu me rappeler à la loi, et voici ce que stipule cet article que j’avais oublié. »

Le roi ouvrit le gros livre rouge à une page marquée par un signet de cuir.

« Lisez ! »

La reine saisit le lourd volume :

« Article CCLXV : de la religion séquanienne.

La Séquanie est vouée au culte du Dieu unique, présent et visible en la personne du veau surmonté d’un disque d’or. Le couple royal se doit de montrer l’exemple au peuple en pratiquant sa religion avec zèle et ostentation… »

Axel l’interrompit dans sa lecture :

« Vous a-t-on vue une seule fois vous prosterner devant le veau ?

– Il n’y a pas de danger.

– Continuez !

– En cas d’apostasie du roi, celui-ci doit être destitué. Si la reine abjure…

– Nous y voilà ! intervint de nouveau le roi.

– Je n’ai pas abjuré ta religion, étant donné que je ne l’ai jamais pratiquée.

– Taisez-vous ! Lisez !

– Il faudrait savoir.

– N’abusez pas de ma patience.

– Où en étions-nous ? Ah oui ! Si la reine abjure, il est du devoir du roi de la ramener à la foi authentique. Si icelle persiste dans son hérésie, il devra la répudier.

– C’est clair ?

– Très clair. Je reprends mon arc et mes flèches, et je retourne à ma cabane. Votre Majesté n’aura pas eu l’honneur de me répudier.

– Ne le prends pas comme ça.

– On se tutoie de nouveau ? Et comment donc veux-tu que je le prenne ?

– Je ne veux pas te perdre, tu sais combien je t’aime, mais la politique… Convertis-toi et la question est réglée.

– Me convertir, et faire une croix sur le salut de mon âme pour le bon plaisir de politiciens et de courtisans bornés ? Dans le livre de mon Dieu, il est écrit : Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face.

– Mais je ne te demande pas d’adorer d’autres dieux.

– Il est aussi écrit : Tu ne te feras point d’image taillée ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point.

– Eh bien, soit, ne te prosterne point et ne sers point, mais au moins, ne me laisse pas dans l’embarras, fais un effort. Si je ne t’aimais pas… Je ne te demande pas d’abandonner ta religion. Tu peux faire semblant, je ne sais pas, moi… Une petite génuflexion, une petite prière, une petite litanie en passant, devant témoins, et voilà ! Tout le monde est content.

– Je regrette. Tu sais comme je t’aime, si tu devais me chasser, je serais la plus malheureuse des femmes. Mais tu viens de l’entendre : Tu n’auras pas d’autre dieu devant ma face. Un mari peut devenir un dieu. Ou bien je sers totalement le Dieu du livre, ou bien je ne le sers pas du tout. Il n’y a pas de solution intermédiaire.

– Ta décision est donc prise ?

– Je n’ai pas le choix. Adieu donc. Demain, j’aurai quitté cette ville. »

Elle se leva en sanglot, prenant la direction de la porte.

« Attend ! dit Axel, reviens. »

Éliséa reprit sa place.

« Je m’attendais à ta réaction. Ton cœur est aussi bien trempé que le fer de tes flèches, et je ne veux te perdre à aucun prix. Aussi j’ai réfléchi à une alternative : je vais te pondre une petite loi, vite fait bien fait. Tu ne seras pas répudiée, seulement tu ne partageras plus le lit royal, je te trouverai une chambre en ville. Quand tu me manqueras trop, je te ferai appeler. En revanche, ce ne sera pas réciproque. Si tu veux me voir, tu te tiendras debout dans le péristyle, entre deux colonnes. Tu auras le droit de me rejoindre seulement si je tends mon sceptre vers toi. Enfin, je dois te prévenir que si, en l’absence de ce signe, il te prenait l’audace de traverser la cour, tu serais mise à mort.

– Quoi ?

– À mon grand regret. Il faut un minimum de sérieux si l’on veut rester crédible.

– Charmant ! » dit-elle en essuyant ses larmes.

 

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