Chapitre XXIV - Des Oranges pour Sigur

La fronde tournoie, la sphère s’élance en sifflant.

Dans la cabine du char, une alarme stridente retentit. Un bruit désagréable. Sur l’écran de contrôle, car l’Armée de Syldurie n’a pas peur des ordinateurs, un point d’exclamation dans un triangle orange clignote. Un message s’affiche :

« Anomalie de tir. Canon obstrué. »

Le chef artilleur lâche un juron d’artilleur.

Sigur court se placer en face du deuxième char, puis du troisième. Même désarroi aux commandes. Les manifestants, remis de leur surprise et de leur frayeur, reprennent leur poste sur le pavé.

Dans la tourelle, le téléphone se met à sonner.

« Alors ! Bande d’empotés ! Qu’est-ce que vous attendez pour tirer ?

 

– On ne peut pas, mon général, ce petit imbécile a réussi à obstruer les canons.

– Eh bien ! pour un petit imbécile, il ne se défend pas mal. Si vous ne pouvez pas tirer, vous pouvez au moins rouler. »

Les chars se remettent en branle. La foule, à nouveau, se disperse. Animé d’un courage qui dépasse sa nature humaine, Sigur reste seul, debout, défiant le sauropsidé à la carapace de métal.

« Avancez ! hurle le général. On va voir s’il continue à faire le malin.

– Mais, mon général…

– Avancez ! Il n’est pas prêt pour la gloire du martyre. »

Le char avance. Sigur peut maintenant le toucher. A-t-il la prétention de le freiner à la force de son bras ?

En effet, la masse blindée s’immobilise.

« Et alors ? Qui vous a autorisé à vous arrêter ?

– Mon général, c’est un civil…

– Pas l’savoir ! Vous apprendrai à désobéir, moi ! Conseil de guerre ! Cour martiale ! Z’allez voir ! »

En dépit des menaces du général Dubrun d’Andellocq, le blindé demeure inerte. Une demi-douzaine de policiers équipés de casques et de boucliers, armés de matraques, empoignent Sigur. Comme il se débat vigoureusement, une décharge électrique l’abasourdit.

Sigur retrouve ses esprits dans un sinistre local. Deux policiers, que nous commençons à bien connaître, ne tardent pas à lui rendre visite.

« Alors, jeune homme ! On s’oppose aux forces républi-caines ?

– Affirmatif ! Il s’oppose aux forces républicaines, ce jeune homme.

– Ça pourrait vous coûter cher, mon gaillard.

– Affirmatif ! Mon gaillard, ça pourrait vous coûter cher.

– Et pour commencer, déclinez-moi votre identité, et en vitesse !

– Affirmatif ! En vitesse ! Déclinez-moi votre identité, pour commencer. »

Sigur tendit son passeport au commissaire.

« Sigur Leuret ?

– Affirmatif ! Leuret Sigur.

– Nationalité française ?

– Affirmatif ! Français. C’est sa nationalité.

– Et qu’est-ce que vous faites en Syldurie ?

– Interrogatif ! En Syldurie, vous faites quoi ?

– Je me balade.

– Vous n’allez pas longtemps vous ficher de nous.

– Négatif ! De nous, on ne se fiche pas comme ça.

– Vous êtes connu de nos services, Monsieur Leuret.

– Affirmatif ! Monsieur Leuret, de nos services vous êtes connu.

– Vous êtes complice de Lynda Lambert-Soussachnick-Sassouschnikof.

– Affirmatif ! Soussachnick-Sassouschnikof-Lambert Lynda. Vous êtes son complice. »

Au terme de cette édifiante discussion, le commissaire Huppim et l’inspecteur Schuppim finissent par prendre une décision :

« On va vous conduire en prison, mon jeune ami.

– Affirmatif ! Mon jeune ami. En prison. On va vous y conduire.

– Mais ça ne va pas la tête ! En prison ? Comme ça ? Sans procès ?

– Un procès ? Pas le temps. En prison ! On vous jugera après.

– Négatif ! Pas le temps pour un procès. En prison ! »

Voici donc Sigur, qui n’aurait certainement pas dû quitter la Loire, ni sa douce fiancée Félixérie, incarcéré pour avoir résisté à cette république bananière qui, d’ailleurs, ne cultive pas de bananes.

La prison d’Arklow n’a pas d’aumônier, puisque le pasteur Périklès Andropoulos est lui-même en prison ; c’est donc Lynda qui, depuis son retour, s’était improvisée aumônière qui est aussi, comme chacun sait, une délicieuse pâtisserie. Ce mardi-là, le directeur du pénitencier l’attendait à l’entrée, une circulaire à la main.

« Mauvaise nouvelle, citoyenne Lambert, désormais, je ne puis vous autoriser à visiter les détenus.

– En quel honneur ?

– Une directive du ministère de l’Injustice.

– Je peux voir ?

“À l’attention de Mesdames et Messieurs les Directeurs de tous les établissements pénitentiaires de toute la République de Syldurie :

La citoyenne Lynda Lambert-Soussachnick-Sassouschnikof, ci-devant reine de Syldurie, est connue comme une activiste antirépublicaine. Par ses comportements et ses convictions, elle représente une sévère menace pour notre pays et pour son Excellence Dimitri Plogrov, président de la République.

Afin de l’empêcher de propager ses idées nauséabondes, cette agitatrice n’est plus autorisée à s’introduire dans aucun établissement pénitentiaire.

Je compte sur votre zèle pour mettre cette directive en application dans les plus brefs délais. Dans le cas contraire, je vous préviens que les sanctions pourraient pleuvoir.

  1. Aritabu, Ministre de la Justice.”

Je comprends : vous faites votre devoir.

– Cela ne changera rien pour vous. Cette mégère n’est pas capable de se faire un seul ami, même parmi les républicains. Officiellement, cette circulaire ne m’est pas encore parvenue. La Poste ne fonctionne pas très bien, en ce moment. Pour l’avenir, il y a toujours une ou deux portes dissimulées. Vous pourrez toujours visiter vos prisonniers, comme le dit l’Évangile. »

Lynda demanda la liste des prisonniers. Parmi les nouvelles recrues, un nom lui fit froncer les sourcils :

« Qu’est-ce qu’il fait en Syldurie ? Et comment a-t-il fait son compte pour terminer ici ? »

Elle commença sa tournée par Wladimir.

« Je ne suis pas si malheureux, ici. Je considère mon incarcération comme un honneur. Paul de Tarse n’a-t-il pas subi le même traitement ? Et il ne s’en plaignait pas. “Nous sommes pressés de toute manière, mais non réduits à l’extrémité ; dans la détresse, mais non dans le désespoir ; persécutés, mais non abandonnés ; abattus, mais non perdus ; portant toujours avec nous dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre corps. Car nous qui vivons, nous sommes sans cesse livrés à la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre chair mortelle.”[1] »

Périklès, lui aussi, supportait sa captivité avec le cœur en paix :

« Vous me manquez tous. Mais je suis heureux d’apprendre que vous savez vous organiser. “Qui nous séparera de l’amour de Christ ? Sera-ce la tribulation, ou l’angoisse, ou la persécution, ou la faim, ou la nudité, ou le péril, ou l’épée ?”[2]

Hier, ils m’ont rendu ma palette et mon chevalet, à la seule condition de ne pas peindre de sujets religieux, m’ont-ils dit. La Syldurie est un état laïc. La chanson habituelle ! Je n’ai le droit de peindre que des paysages. Ils en ont de bonnes ! Les paysages ne sont pas trop variés par ici :

“Le ciel est par dessus le toit,
Si bleu, si calme.
Un arbre, par dessus le toit
Berce sa palme.
La cloche, dans le ciel qu’on voit
Doucement tinte.
Un oiseau, sur l’arbre qu’on voit
Chante sa plainte.”
[3] »

Enfin, Lynda termina son circuit par la cellule de Sigur. Ils s’étreignirent longuement, tels un frère et une sœur.

« Tu peux me dire ce que tu fais ici ? Je te croyais à l’université, à Tours.

– Effectivement, je crois que je vais rater quelques cours. Quand j’ai appris que la chance tournait contre toi, je me suis dit que je ne pouvais pas laisser tomber une vieille copine. Alors, j’ai profité de quelques jours de congé pour aller voir ce qui se passe en Syldurie. Comme dit si bien César, je suis venu, j’ai vu, et je n’en suis pas revenu. Notre vieil ami Thanatos sévit dans les parages, et les blindés fonçaient sur la foule. Cela m’a rappelé de bons souvenirs ; alors, j’ai appliqué ma méthode Lucky Luke, toujours aussi efficace. Je t’ai déglingué trois chars d’assaut. Forcément, ça leur a déplu. Ils m’ont arrêté et emprisonné sans procès.

Un jeune homme partage la cellule de Sigur.

« Et toi ? Qu’est-ce que tu as fait ?

– Je me promenais sur l’avenue et je me suis assis sur un banc public face à la mer. J’avais mon quatre heures dans mon sac : quelques biscuits et une banane. Alors j’ai épluché ma banane. Il y avait un Africain assis à côté de moi. Je n’ai pas fait attention à lui, j’ai mangé ma banane. Alors le type a commencé à m’insulter, à me traiter de raciste, de provocateur, de groupuscule d’extrême droite. Je lui ai répondu qu’il n’y avait aucune loi en Syldurie interdisant de manger des bananes sur la voie publique, et que s’il n’était pas content, il n’avait qu’à demander à Super-Mégalo d’en pondre une. Manque de chance pour moi, ce gusse, il était juge. J’en ai pris pour un an ferme : outrage à magistrat.

– Tu vas bientôt sortir d’ici. Tu peux me faire confiance.

– Affirmatif ! Confiance tu peux lui faire. D’ici sortir bientôt tu vas. »

 

[1] 2 Corinthiens 4,8/11

[2] Romains 8.35

[3] Verlaine

 

la suite