ACTE PREMIER - la misère

La chambre de Félix, à Montmartre. Elle lui sert aussi d’atelier. C’est une mansarde mal éclairée, pauvrement meublée, mais il y règne un désordre artistique.

Scène Première

NICOLAS

(La pièce est vide. On frappe plusieurs fois à la porte. Nicolas se décide à entrer.)

La bête a quitté son antre. Comme d’habitude, il flâne à travers Montmartre. Il cherche l’inspiration au beau milieu de la place du Tertre, parmi tous les barbouilleurs de son espèce. Et s’il se mettait à travailler, au lieu d’étaler de la peinture sur la toile comme de la confiture sur du pain, il pourrait payer son loyer. Et si du moins la peinture était comestible comme la confiture et si la toile l’était comme le pain, ce pauvre garçon mangerait à sa faim. Comment va-t-il se tirer d’affaire ce mois-ci ? Crédit par-ci, crédit par-là ! « Accordez-moi une semaine, le temps de me retourner. » Duvivier n’accorde plus rien du tout. Depuis le temps que ce Raphaël à la manque le fait patienter, il a fini par perdre patience.

Ah ! Comment le lui dire ? 

(Il prend un tableau.)

C’est moi qui ai servi de modèle pour celui-ci. C’est qu’il ne se défend pas mal, le bougre. C’est ressemblant, on ne peut pas dire le contraire. Et puis, cette expression du visage, ce sourire, c’est tout moi quand je suis de bonne humeur. Il faut croire qu’il a du talent, mais le talent ne se mange pas.

« Tu verras, qu’il me dit toujours, dans cent ans, je serai célèbre. – Dans cent ans, je ne verrai rien du tout ! que je lui réponds, et en attendant tu as trois loyers de retard ».

Après tout, c’est peut-être un génie, ou alors c’est un fou. Qui saurait la différence ? Les grands artistes ont tous un petit grain dans la tête.

Ah ! J’entends ce vieil escalier qui grince. Est-ce notre Titien qui rentre ?

(Entre Félix, tenant un tableau enveloppé dans un drap.)

Scène II

NICOLAS – FÉLIX

FÉLIX

Eh bien ! Nicolas, je vois que tu entres chez moi comme dans un moulin !

NICOLAS

Excuse-moi, Félix, je ne savais pas si tu étais là, j’ai frappé et je suis entré. Je voulais te dire…

FÉLIX

Ce n’est pas grave, finalement, toi aussi, tu es ici chez toi.

(Tout en parlant, Félix déballe le tableau.)

NICOLAS

Quelle croûte ! Qui est-ce qui m’a peint cette horreur ? Pas toi, j’espère !

FÉLIX

Tu n’y connais rien à la peinture, à part celle des murs et des plafonds. Non ce n’est pas mon œuvre, c’est celle d’un génie injustement méconnu. Regarde un peu les traits de ce visage, et ces yeux… On dirait bien que cet homme est vivant.

NICOLAS

C’est incroyable ! J’ai l’impression qu’il me regarde et qu’il sonde le fond de ma conscience. Il me fait peur ce vieux bonhomme.

FÉLIX

Moi aussi, il me gerce le sang. C’est moi qu’il regarde à présent. C’est comme s’il voulait me parler. Qu’a-t-il donc à me dire ? Si je déplace la toile, son regard me suit.

NICOLAS

Ce tableau est ensorcelé, il a été peint par le diable. Ce vieillard, c’est Charon, le batelier maudit. Brûle-moi vite ce barbouillis avant qu’il s’anime pour te conduire en enfer.

FÉLIX

Ne dis pas de sottises. Je ne crois pas aux mythologies gréco-latines. Quant à ce portait qui te suit du regard, sais-tu quel peintre était le seul capable de rendre cette illusion ?

NICOLAS

Rembrandt ?

FÉLIX

Léonard de Vinci. Va donc lui rendre visite au Louvre, et tu verras si sa Mona Lisa ne te regarde pas de la même façon.

NICOLAS

Mais alors, cette toile que j’ai qualifiée d’horreur sans pareille, ce serait un Vinci.

FÉLIX

Qui sait ?

NICOLAS

Et si c’est un Vinci, il vaut une fortune !

FÉLIX

Va savoir.

NICOLAS

Il faudrait en être sûr. Où l’as-tu déniché ?

FÉLIX

Chez Casimir.

NICOLAS

Casimir, le brocanteur de la rue Lepic ?

FÉLIX

C’est cela.

NICOLAS

Il t’a vendu ça combien ?

FÉLIX

Le brigand m’en demandait cinq francs. Mais j’ai protesté. Je lui ai dit : « Deux francs, pas un sou de plus. » Il m’a répondu que c’était à peine le prix du cadre, mais il me l’a cédé.

NICOLAS

Deux francs pour un Vinci, la bonne affaire !

FÉLIX

Ce n’est pas un Vinci, ce serait trop beau ! D’ailleurs, il y a une signature : « Lambert ». Tu le connais ?

NICOLAS

Non. Mais c’est toi le connaisseur, pas moi.

FÉLIX

Moi non plus, ce nom-là ne me dit rien.

NICOLAS

Alors je voudrais que tu m’expliques : tu n’as pas même cinquante centimes pour acheter une miche de pain, et tu trouves deux francs pour t’offrir un portrait qui n’est même pas de Léonard de Vinci.

FÉLIX

Tu ne peux pas comprendre parce que je suis un artiste et que toi tu es concierge. Tu me sers de modèle à l’occasion, mais cela ne fait pas de toi un peintre. Le pain nourrit le corps, mais l’art nourrit l’esprit. C’est là ma faim véritable, et d’ailleurs, Jésus-Christ a dit : « L’homme ne vivra pas de pain seulement. »

NICOLAS

C’est vrai, mais il a ajouté : « mais de toute parole qui sortira de la bouche de Dieu ». La peinture n’a rien à voir dans le contexte.

FÉLIX

C’est dommage que Jésus ne s’occupât pas davantage du sort des artistes.

NICOLAS

Et puisque nous en sommes revenus aux considérations substantielles, j’étais venu te dire que monsieur Duvivier, propriétaire de cet immeuble…

FÉLIX

De ce taudis, tu veux dire.

NICOLAS

Appelle cette maison comme tu veux, donc monsieur Duvivier est passé, je l’ai éconduit poliment, mais il a dit qu’il repasserait en fin d’après-midi.

FÉLIX

Eh bien ! Qu’il repasse, s’il aime repasser ! S’il pouvait repasser ma chemise par la même occasion ! Et qu’est-ce qu’il veut, Duvivier ? Que je lui paie ses retards de loyer, évidemment ! S’il revient, fais-le patienter, comme d’habitude. Dis-lui que je le paierai quand j’aurai vendu une ou deux toiles.

NICOLAS

Tu ne vends jamais rien. Et cette fois-ci, il n’est pas venu seul. Il y avait un huissier avec lui.

FÉLIX

Ah ! Un huissier. C’est plus fâcheux. Bon, merci de m’avoir prévenu. Je verrai ce que je peux faire. Je m’arrangerai bien pour trouver de l’argent. Un huissier ! Il ne nous manquait plus que ça !

NICOLAS

J’entends venir. Tu attendais de la visite ?

FÉLIX

Oui, Paul Martignac, mon maître, et devine de quoi nous allons parler ?

NICOLAS

De peinture.

(Nicolas sort, entre Martignac.)

Scène III

FÉLIX – MARTIGNAC

MARTIGNAC

Comment va mon cher disciple ?

FÉLIX

À merveille, mon cher maître, si ce n’est mon estomac qui résonne comme une vieille cloche. Est-ce normal ?

MARTIGNAC

C’est souvent le lot des génies. Alors que les médiocres s’engraissent en se moulant dans les modes de ce siècle, les vrais artistes mendient leur pain et leur soupe. Moi-même, quand j’étais étudiant, j’avais mon hôtel particulier sous le Pont-Neuf. Et puis, j’ai commencé à me faire connaître. Mes plus belles toiles ne m’ont pas rapporté plus de vingt francs chacune, et maintenant, je ne suis guère plus riche. Mais que veux-tu ? Les musiciens et les poètes, d’ailleurs, ne sont pas mieux servis que nous. Ce qu’il te faudrait, c’est trouver un mécène, un baron ou une comtesse, quelqu’un de riche qui s’y connaisse en beaux-arts. Il pourvoirait à tes besoins matériels et tu pourrais te jeter à corps perdu dans les bras de ta muse sans te soucier de la soupe.

FÉLIX

C’est facile à dire ! Pour être connu, il faut avoir un mécène, et pour trouver un mécène, il faut être connu.

MARTIGNAC (regardant le portrait)

Mais quel portrait remarquable ! Comme ses yeux sont vifs. J’ai l’impression qu’il me fixe du regard. Cela me trouble. De plus, il me ressemble un peu, en beaucoup plus âgé. Quand j’aurai quatre-vingts ans, on croira que c’est moi qui ai posé pour toi, car c’est toi qui l’as peint, n’est-ce pas ?

FÉLIX

Euh ! Non. Un certain Lambert, un célèbre inconnu, tout comme moi. Ç’aurait pu être moi. Casimir me l’a bradé pour deux francs.

MARTIGNAC

Ah ! Casimir ! Celui-là, il vend n’importe quoi pour de la peinture. Deux francs ! C’est juste le prix du cadre, et encore ! La dorure est écaillée. Il aurait pu te faire un prix sur le cadre. En dehors de tout cela, qu’est-ce que tu peins de beau, en ce moment ?

FÉLIX

À vrai dire, pas grand-chose. L’inspiration, ça va, ça vient. Ces jours-ci, je me sens trop préoccupé pour créer efficacement. Ce loyer que je ne suis plus en mesure de payer… Je suis dans une phase grecque, mais je n’avance pas beaucoup.

(montrant une toile inachevée)

C’est Psyché. La peinture a bien avancé, mais je n’arrive pas à lui donner un visage. Une jolie femme sans tête. Cela fait déjà trois fois que je barbouille et que je rebarbouille. Rien à faire.

MARTIGNAC

Il faut persévérer, mon ami. Celui qui sème dans les larmes moissonnera dans les chants d’allégresse, et les plus grandes œuvres naissent dans la souffrance. Michel-Ange n’a-t-il pas peint le plafond de la chapelle Sixtine au prix de sa raison ?

FÉLIX

Devrai-je moi aussi finir dans la folie pour devenir un génie ?

MARTIGNAC

Qui sait, mon garçon, qui sait ? Tu ne serais pas le premier. Mais revenons-en à ton art. Tu n’ignores pas que les jeunes sont facilement tentés de suivre les modes de leurs temps. S’il le fallait, que choisirais-tu ? Une célébrité immédiate et éphémère, assortie d’un grand confort financier, ou bien une gloire posthume et séculaire, avec tout le lot de privations qui l’accompagne ?

FÉLIX

J’ai déjà fait mon choix. Un jour, je serai célèbre. Mes tableaux enrichiront les plus grands musées du monde. Mais que de sacrifices ! Devoir choisir entre acheter un tube de gouache ou un malheureux quignon ! Un jour, pourtant, mon talent, enfoui sous la terre, donnera naissance à une plante qui portera des fruits succulents.

MARTIGNAC

Pour qu’un talent porte du fruit, il ne doit pas être enterré.

FÉLIX

Je ne comprends pas.

MARTIGNAC

Sais-tu ce que c’est qu’un talent ?

FÉLIX

C’est une aptitude particulière pour toute sorte de création artistique.

MARTIGNAC

C’est aussi cela. Mais encore ?

FÉLIX

Je donne ma langue au greffier.

MARTIGNAC

Dans les temps anciens, un talent, c’était une barrique remplie de pièces d’or.

FÉLIX

Puisse le Ciel me donner l’un et l’autre !

MARTIGNAC

Crois-tu en Dieu ?

FÉLIX

Oui… Enfin non… Un peu… Ça dépend. Je vais à l’église de temps en temps, quand il y a un baptême, ou une communion, ou un mariage.

MARTIGNAC

Ou un enterrement. Quand viendra le tien, tu n’auras pas d’excuse pour t’y soustraire.

FÉLIX

C’est malin !

MARTIGNAC

Donc, tu ne connais pas Jésus-Christ.

FÉLIX

Si, un peu, j’allais au catéchisme quand j’étais petit.

MARTIGNAC

Tu ne le connais pas assez pour connaître l’histoire qu’il a racontée au sujet de ces précieux talents.

FÉLIX

Eh bien ! Monsieur le curé, refais-moi mon catéchisme, ça me rappellera mon enfance.

MARTIGNAC

C’est l’histoire d’une barbouze de la finance qui s’en va faire des affaires à New York, ou je ne sais où. Il appelle trois de ses collaborateurs et confie à chacun d’eux une partie de son capital : à l’un cinq talents, à l’autre deux talents, au troisième, un seul talent, mais c’est tout de même beaucoup d’argent. Au bout d’une longue absence, le patron retrouve son bureau, et il demande des comptes à chacun sur sa gestion.

FÉLIX

C’est normal.

MARTIGNAC

Le premier dit : « Voilà, vous m’aviez confié cinq talents, je les ai placés en banque au meilleur taux. Ils ont rapporté gros. – Très bien, dit le patron satisfait. Je te nomme directeur adjoint. » Le second a, lui aussi, placé l’argent intelligemment, et il a reçu une promotion.

FÉLIX

Ça aussi, c’est normal.

MARTIGNAC

Et le troisième, sais-tu ce qui lui est arrivé ?

FÉLIX

Il a boursicoté son talent, il a rapporté de l’argent à son patron, et il s’est trouvé adjoint du sous-directeur.

MARTIGNAC

Eh non ! Celui-là, il a enterré son magot, comme Harpagon, et il l’a restitué tel quel. Et en guise de promotion, il s’est fait virer à grands coups de savate.

FÉLIX

C’est ballot !

MARTIGNAC

Ce que je veux te faire comprendre, c’est que toi aussi, tu as reçu un talent. Ne l’enfouis pas. Il y a tant d’occasions de lui faire perdre sa valeur : l’attrait de l’argent, le succès facile, la recherche de critiques favorables… Mais il va falloir que je te quitte. Nous nous reverrons bientôt et je pourrais observer tes progrès. Travaille bien ta Psyché. Un garçon comme toi, qui sait apprécier les jolies femmes, ne devrait pas tarder à lui trouver un visage.

(Il sort.)

Scène IV

FÉLIX (regardant le tableau)

C’est vrai qu’il a quelques faux airs de Martignac. Ces éclairs dans les yeux, c’est tout lui quand il n’est pas content. « Il n’est pour voir que l’œil du maître. » Quelle idée j’ai eue d’acheter cette croûte !

Bien ! Il ne me reste plus qu’à attendre notre bienveillant propriétaire et son huissier d’injustice. Que vais-je devenir s’ils me mettent dehors ? Allons, ne pleurons pas avant que ça fasse mal ! Ce ne sont pas les ponts qui manquent à Paris. Essayons de nous détendre. Je me sens flapi, tout d’un coup ! Je piquerais bien une petite sieste.

(Il s’étend sur le lit, le tableau est face à lui.)

Ah non ! Si tu me regardes avec ces yeux là, ça ne va vraiment pas le faire !

(Il retourne la toile.)

Allez ! Dodo, toi aussi !

(Félix se recouche et s’endort. Tel une sorte de fantôme, le vieillard du tableau apparaît dans la chambre. Il porte un sac de toile dont il répand le contenu sur le lit. C’est une dizaine de rouleaux. Puis, il les remet dans son sac, sauf un qui a roulé à terre. Il disparaît. Félix ramasse le rouleau oublié.)

Dix mille écus ! Voilà qui fait bien mon affaire par les temps qui courent !

(Il se rendort en tenant le rouleau. Le « fantôme » revient et le lui reprend, puis disparaît de nouveau. Félix se réveille.)

Dix mille écus ! Où sont-ils passés ? Ah ! Ce n’était qu’un rêve. Quel dommage ! Une seule de ces pièces d’or aurait suffi à me tirer d’affaire.

Scène V

FÉLIX – DUVUVIER – L’HUISSIER

DUVUVIER (en coulisse)

S’il ne peut pas payer, il faut qu’il déménage.

L’HUISSIER (en coulisse)

En effet, il faut qu’il déménage.

(On frappe à la porte.)

FÉLIX

Voici mes charmants visiteurs. Entrez !

DUVUVIER

Monsieur Lecléantaud, malgré mes nombreuses lettres de rappel, vous n’avez toujours pas honoré votre terme, ni d’ailleurs les précédents. Cela ne peut durer.

L’HUISSIER

En effet, cela ne peut durer.

FÉLIX

Accordez-moi un délai, juste une semaine. J’ai presque achevé mon dernier tableau. Je le vendrai et je vous paierai.

DUVUVIER

Vos toiles ne valent pas un navet. Vous allez en tirer dix francs alors que vous en devez cent vingt.

L’HUISSIER

En effet, vous devez cent vingt francs.

DUVUVIER

Si tous les locataires étaient comme vous, je serais ruiné depuis longtemps.

L’HUISSIER

En effet, ce sont des locataires comme vous qui ruinent les propriétaires. Mais heureusement, Dieu a créé les huissiers de justice pour protéger les honnêtes gens des profiteurs de votre espèce.

DUVUVIER

Je vous donne jusqu’à ce soir. Si vous n’avez pas payé, vous devrez vider les lieux avec tout votre attirail.

L’HUISSIER

En effet, il devra vider les lieux. Mais au lieu de mettre ce monsieur à la rue, je propose de le saisir, cet attirail. On revend tout ça, on vous paye, et le tour est joué.

DUVUVIER

Tout cela ne vaut rien je vous dis. Il nous embarrasse le plancher avec tout ce bric-à-brac, et à l’œil.

L’HUISSIER

En effet, c’est un vrai bric-à-brac.

FÉLIX

Vous n’avez pas l’air de vous y connaître en peinture.

L’HUISSIER

C’est mon métier d’estimer la valeur des choses. Tenez, cette fille, par exemple. Dommage qu’elle n’ait pas de visage.

FÉLIX

Son visage est dans ma tête avant de se coucher sur ma toile.

L’HUISSIER

Et celui-là ! Pourquoi est-il retourné ?

FÉLIX

Vous voulez le voir ?

(Félix le remet en place.)

L’HUISSIER

Il n’a l’air de rien. C’est votre œuvre ?

FÉLIX

Non, je l’ai acheté chez Casimir pour une bouchée de pain.

DUVUVIER

Vous auriez mieux fait d’aller chez le boulanger acheter une bouchée de pain. À défaut de remplir ma bourse, elle vous aurait rempli le ventre.

L’HUISSIER

Il n’est peut-être pas très beau, en effet, mais il y a un travail remarquable au niveau des yeux. On dirait qu’il me regarde comme si j’étais un oiseau rare. Il faut que je voie ça de plus près.

FÉLIX

Eh ! Doucement avec vos grosses paluches ! Une œuvre d’art, ça se manipule avec respect, avec délicatesse.

(En saisissant le tableau, l’huissier casse le cadre. Il en tombe un rouleau. Félix le ramasse avec précipitation et le cache dans sa poche.)

L’HUISSIER

J’ai entendu comme un bruit.

DUVUVIER

Il y a quelque chose qui est tombé.

FÉLIX

Ah ! Non non non ! Vous avez mal entendu. Il n’y a rien par terre. Veuillez remettre ce tableau à sa place. Vous avez déjà bousillé le cadre, ça suffit comme ça.

L’HUISSIER

Je l’emporte avec moi. Il est saisi.

FÉLIX

Vous ne saisissez rien du tout.

L’HUISSIER

En effet, je ne saisirai rien si vous payez.

FÉLIX

Je paierai.

DUVUVIER

Vous me paierez quand ? Le trente et un septembre ?

FÉLIX

Accordez-moi jusqu’à demain midi, le temps de passer à la banque.

DUVUVIER

À la banque ! De qui se moque-t-on ? Les gueux de votre acabit n’ont pas de compte en banque.

FÉLIX

Qu’à cela ne tienne ! Dès que vous m’aurez débarrassé de vos désagréables personnes, car j’espère que vous n’allez pas tarder à me quitter, j’irai à la banque ouvrir un compte et demain je vous paierai vos loyers, augmentés, comme il se doit, des indemnités de retard.

L’HUISSIER

En effet, s’il paie les loyers et les indemnités, je n’ai plus aucune raison de saisir ni de le contraindre de s’en aller.

FÉLIX

Je vous paierai et je m’en irai, premièrement parce que monsieur Duvivier est un propriétaire stupide et mesquin, deuxièmement parce que ce taudis est indigne d’un artiste tel que moi.

DUVUVIER

Je crois que cet homme est devenu fou.

L’HUISSIER

En effet, il a quelques souris dans le placard.

FÉLIX

Allez, bon vent, messieurs les fâcheux.

(Il pousse Duvivier et l’huissier vers la sortie.)

Scène VI

FÉLIX

J’espère que ce n’est pas encore un rêve.

(Il se frappe le front contre un mur.)

Aïe ! Non, je suis bien éveillé. On dit qu’à force d’être rêvés, les rêves deviennent réalité.

(saluant le portrait)

Merci, mon vieux. À charge de revanche. Voyons ce trésor. J’ai bien dix mille écus dans ce rouleau de papier. Dix mille écus ! Dans mon rêve, il y en avait bien plus que ça. Voyons. Ce cadre est tout vermoulu. Pas étonnant que ce larbin de la loi l’ait détérioré si facilement.

(Il brise le cadre, plusieurs rouleaux étaient cachés à l’intérieur.)

Dix mille… vingt mille… trente mille… quarante mille… cinquante mille… soixante mille… soixante-dix mille… quatre-vingt mille… Quatre-vingt-dix mille… et cent mille. Cent mille écus ! Combien cela vaut-il en francs d’aujourd’hui ? Ce vieux fripier de Casimir avait toute une fortune dans son bazar et il n’en a jamais rien su. Qu’est-ce que je vais faire de tout cet argent ?

(s’adressant au portrait)

Toi, je vais t’offrir un cadre neuf, tout en chêne, avec une belle dorure. Je te dois bien ça. Ensuite, payer ce requin de propriétaire. Combien il a dit que je lui devais ? Cent vingt francs ? Ridicule ! Me mettre l’huissier sur le paletot pour une broutille pareille ! Allez ! Dans ma grande prodigalité, je lui en donnerai cent cinquante, avec les intérêts, j’arrondis à deux cents. Au diable l’avarice ! J’ai toujours aussi faim. Ce soir, c’est la Tour d’argent. J’en ai les moyens et j’en ai envie depuis toujours.

« S’il ne peut pas payer, il faut qu’il déménage. – En effet, il faut qu’il déménage. » Eh oui ! Messieurs, je peux payer, mais je déménage tout de même. Vous me regretterez. J’ai de quoi vivre sans soucis pendant de longues années, peut-être même jusqu’à la fin de mes jours. Il suffit d’apprendre à gérer tout ça. D’abord, trouver une chambre un peu plus confortable, avec de la place pour installer mon atelier et pour y travailler à l’aise, avec de la lumière. C’est vrai que ça manque de lumière, ici, et c’est triste.

Voyons, il faut que j’achète un peu de matériel, un nouveau chevalet, de la toile, de la peinture, des pinceaux. Tout ceci coûte affreusement cher. Coûtait, je devrais dire. Qu’ai-je besoin d’un mécène, à présent ?

Allons vite à la banque avant qu’elle ferme.

 

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