Chapitre VIII - La République de Sodome

Le gardien poussa brutalement Lynda dans la cellule et claqua aussi brutalement la porte.

« Non, mais dites donc ! »

Aïcha, troublée dans son demi-sommeil, se redressa, puis, reconnaissant son amie, se jeta en pleine effusion dans les bras de Lynda.

« Je savais bien que tu ne m’abandonnerais pas. Mais je ne m’attendais pas à ce que tu viennes jusqu’ici. Ils ne me laissent voir personne. Je n’ai pas droit à la promenade journalière comme les autres détenues. C’est pour ma sécurité, qu’ils disent. Je crois que c’est plutôt pour la leur.

– Donc tu es maltraitée.

– Les lions de Médrano sont certainement mieux traités que moi. On les nourrit régulièrement. Ici, il arrive qu’on oublie de me porter mon repas. Si l’on peut appeler ça un repas ! Enfin ! Le jeûne est bon pour la santé du corps et celle de l’esprit.

 

– Ce n’est pas une raison.

– Heureusement, pour tromper l’ennui, je reçois chaque jour une bonne centaine de lettres de sympathisants.

– Comment es-tu arrivée ici ?

– Ce pays ne s’est pas arrangé depuis notre dernière bataille ! Le pouvoir impose des lois iniques par la violence policière et le mensonge. Il n’a pas hésité à maquiller grossièrement les photographies aériennes pour faire croire qu’il n’y avait que quelques milliers d’opposants lors des manifestations alors que nous étions plus d’un million. Ils n’ont pas hésité non plus à brutaliser les femmes et les enfants. La justice concentre ses efforts sur la répression. Ceux qui ont la part belle, ce sont les vrais criminels. Il n’y a pas de place pour eux en prison. Il y a quelques mois, dans la banlieue sud, une bande de malfaiteurs a arrêté une rame, comme au Far-Ouest. Ils ont maltraité et dévalisé les voyageurs. Le juge leur a dit que ce n’était pas bien, qu’il ne fallait plus recommencer, et on les a laissés libres.

– Invraisemblable !

– Dans mon quartier, une jeune fille de quinze ans a été violée par son voisin. Les juges lui ont laissé comprendre que ce ne serait pas arrivé si elle ne s’était pas comportée comme une petite allumeuse, et finalement, c’était elle la coupable. Son agresseur a été acquitté. Non content de cela, il se permettait de la narguer quand il la croisait dans l’escalier. Elle a dû déménager avec ses parents.

– Quelle honte ! Qu’est ce que c’est que cette justice ? Mais toi-même ? Comment es-tu arrivée en prison ?

– Tout a commencé par une conférence de presse : une réunion au cours de laquelle je devais répondre à des journalistes de tous bords. L’un d’eux m’interrogea sur ma position par rapport à l’homosexualité. Je m’étais préparée à cette question, et je répondis :

“Ma foi chrétienne n’est un secret pour personne et mes convictions ne sont fondées que sur les enseignements de la parole biblique. Être homosexuel, cela ne me paraît pas plus grave, ni moins grave, qu’être hétérosexuel et vivre sa relation en dehors du mariage, mais ce dont je suis sûre, c’est que Dieu n’est pas d’accord, et, quel que soit le jugement qu’on portera sur moi, je préfère déplaire aux hommes que déplaire à Dieu. Toutefois, le Christ a donné sa vie pour tous les hommes, quels qu’ils soient, et je me dois de les aimer de la même manière. Si j’apprenais que mon meilleur ami était homosexuel, il resterait mon meilleur ami.

– Et si un couple homosexuel s’introduisait dans votre église ?

– Je commencerai par leur offrir un café.

– Et s’ils désiraient s’intégrer dans votre église ?

– Ils y seraient les bienvenus en tant que sympathisants, mais pas en tant que membres tant qu’ils demeurent dans cet état.”

– Tu as répondu avec sagesse.

– Le soir même, je suis parti aux Champs-Élysées rejoindre les Veilleurs.

– Les Veilleurs ?

– C’est un mouvement de protestation pacifique. Ils manifestent leur opposition en passant la nuit avec des bougies aux points stratégiques de Paris et des principales villes. Ils chantent et ils lisent des poèmes. Nous ne faisons rien d’anticonstitutionnel, mais cela dérange les autorités. Souvent, ils nous dispersent manu militari. À peine arrivée au lieu de rencontre, je m’aperçois que des policiers m’avaient suivie. L’un d’eux me saisit par le bras.

“Madame Bendjellabah ?

– C’est elle même.

– Vous êtes en état d’arrestation. Veuillez nous suivre, et pas de résistance.

– Eh bien si, justement, je fais partie de la résistance !”

Et ce disant, j’ai envoyé à celui qui me serrait le bras, un bon coup de pied dans le tibia, et je me suis enfuie. Pas loin, car ils ont vite fait de me plaquer contre le pavé, de me menotter et de me jeter dans un fourgon pénitentiaire.

– Tu en as défiguré un ou deux, paraît-il.

– C’est ce qu’ils t’ont dit ? Comment l’aurai-je pu ? Avec leur casque à visière ? C’est vrai qu’ils sont fragiles, en ce moment, nos CRS, il y en a un qui est à l’hôpital, entre la vie et la mort, grièvement blessée à coup de doudou !

– Sérieusement ?

– C’est une caricature, évidemment. Ils ont chargé des familles qui défilaient pacifiquement et ils ont osé accuser les manifestants d’avoir agressé la police.

– Et après ?

– Après, mon affaire a rondement tourné : quarante-huit heures de garde à vue, comparution immédiate, et me voilà condamnée à six mois fermes, assortis d’une inéligibilité de trois ans : propos homophobes et rébellion envers les forces de l’ordre.

– Mais quelle république est-ce donc ?

– La république de Sodome.

– Ne t’inquiète pas. Je te ferai sortir d’ici. Avant la fin de la semaine, tu t’envoleras avec moi vers la Syldurie. J’en profiterai pour t’apprendre à piloter. Mais ce soir, j’aimerais rencontrer ces fameux veilleurs.

– Tu les trouveras devant le palais de l’Élysée. »

 

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