Chapitre XVIII - Philosophe en exil

Après les festivités officielles, Aïcha et Mohamed, c’est bien normal, décidèrent un soir de fêter leur victoire électorale en amoureux : belle vaisselle, jolie nappe, chandelles, couscous royal, champagne et œufs de lump. Pas de caviar : nous ne sommes pas à l’Union des Matraques policières !

Dans leur obscure intimité, nos deux amis dégustaient un fameux saumur, quand le timbre de la porte sonna.

« Ah ! Non ! protesta le jeune homme. Pas ce soir !

– Qui peut bien venir nous déranger à cette heure-ci ? »

Aïcha se dirigea vers la porte et regarda dans l’œilleton, puis se retourna vers son ami, passant sa main de haut en bas sur son visage avec une mimique renfrognée : un inconnu à la face patibulaire.

Mohamed alla voir à son tour et ouvrit.

Un petit homme aux cheveux blancs hirsutes et à la barbe pointue se tenait sur le palier.

 

« Wladimir ! »

Au grand étonnement de la jeune fille, il fit entrer le visiteur et l’embrassa.

« J’espère que je ne te dérange pas. Te voilà en agréable compagnie. Je peux revenir une autre fois, si tu veux.

– Oui, tu me déranges, je mange en tête à tête avec ma fiancée. Si tu étais quelqu’un d’autre, je t’aurais tué. Je suis tout de même heureux de te voir. Je ne m’attendais pas à ta visite.

– Prenez place, lui dit Aïcha. Vous prendrez bien une coupe de champagne !

– Volontiers.

– Aïcha, ma chérie, tu as l’honneur de recevoir à ta table maître Wladimir, le plus grand philosophe de Syldurie.

– En effet, c’est un honneur, je ne reçois pas souvent de philosophes, encore moins de philosophes syldures.

– Dis-moi, Wladimir, qu’est-ce qui t’amène à Paris.

– C’est une longue histoire. Je ne connais que toi dans cette ville. C’est pourquoi j’ai pris la liberté de venir troubler ton intimité.

– Pouvez-vous nous donner des nouvelles de Lynda ? intervint Aïcha. C’est une amie bien silencieuse, en ce moment.

– Ah ! Lynda. Oui, je peux vous en parler. En fait, c’est à cause d’elle que je suis ici. Elle m’a chassé de Syldurie. »

Les deux jeunes gens le regardèrent avec les yeux et la bouche agrandis par l’étonnement.

« Vous ne me croyez pas ? Je vous comprends. Tout le monde est devenu un peu fou, à Arklow, depuis l’apparition de cette secte bizarre.

– Je ne vous suis plus du tout. »

Invité à s’installer confortablement pour narrer une longue histoire, Wladimir commença son récit par le voyage de Périklès en Allemagne. Il parla de son retour et de sa maladie, et raconta comment la fausse prophétesse l’avait manipulé. Le jeune couple écoutait le vieil homme avec une vive attention.

« C’est alors que la reine décida de prendre en main la situation de l’église d’Arklow. Périklès, qui était le maître spirituel de sa communauté, ne craignait pas de lui tenir tête, allant jusqu’à lui donner le surnom d’Athalie : une reine impie selon les Écritures. La tension s’est très vite élevée entre eux deux. Lynda est venue me demander conseil, mais j’ai refusé de prendre position dans leur guerre de clocher. Je lui ai dit que j’étais favorable à la religion lorsqu’elle apporte l’amour et la paix, mais que j’y étais hostile quand elle amène la haine et la discorde. Elle m’a quitté vexée. Alors que Félix, le vicaire de Périklès, qui n’avait pas embrassé la nouvelle doctrine, lui prodiguait des recommandations pleines de sagesse, elle préféra écouter ce jeune imbécile de marquis de Plogrov.

– Le marquis de Plogrov ? demanda Mohamed. Qui est cet individu ?

– Un jeune imbécile.

– Mais encore ?

– Le nouveau favori de la reine.

– Le favori de la reine ! s’indigna Aïcha. Lynda a un favori ! Est-ce que vous voulez dire son amant ?

– Non, non, enfin, je ne pense pas, c’est son favori. Quoique... Il y a des rumeurs qui circulent. Enfin ! Je ne suis pas allé me cacher sous son lit pour voir ce qui s’y passe. Toujours est-il que ce petit imbécile a si bien conseillé Lynda qu’elle est allée coller son revolver sur la nuque de Périklès et qu’elle l’a fait mettre en prison.

– Lynda n’a pas fait une chose pareille ! Pas elle ! s’exclama le jeune homme.

– Elle l’a fait. Périklès Andropoulos, à l’heure où je vous parle, est toujours incarcéré.

– Je vais aller la voir. Je suis son amie, elle m’écoutera.

– Elle ne vous écoutera pas, jeune fille. Elle a complètement perdu la boussole. Elle n’écoute que son Dimitri.

– Dimitri ?

– Dimitri Plogrov, qu’elle vient de nommer marquis DE Plogrov. C’est un jeune imbécile ! Mais revenons à notre récit : la population de Syldurie a commencé à s’émouvoir du sort du pasteur, emprisonné sans jugement, ainsi que l’autorise une vieille loi de mille quatre cents et des babioles. Une foule de plus en plus nombreuse se presse chaque jour devant les grilles du palais, hostile à la royauté, et réclame la libération de Périklès. Mais Lynda s’obstine : “Le Révérend Andropoulos a été condamné pour hérésie, et il sortira de prison quand je le déciderai.’’

Un jour, elle est venue me trouver :

“Maître Wladimir, il faut que je vous parle.

– ‘Maître Wladimir !’ Je suis de nouveau ‘Maître Wladimir’, et non plus ‘ce vieux schnock de Wladimir’ ! Serait-ce qu’à présent on aurait besoin de moi ?

– Oui, j’aurais besoin de vos conseils.

– S’il s’agit de votre doctrine et de votre église, je vous ai déjà dit de ne pas compter sur moi. Cela ne me concerne pas. En revanche, Monsieur Houareau, pour lequel j’ai une grande estime, est bien plus qualifié que moi pour vous répondre, mais vous ne semblez pas disposée à suivre ses conseils. S’il s’agit de philosophie, de littérature, de grec ou de latin, je puis éventuellement vous être utile. S’il s’agit de politique, allez trouver votre ami Dimitri, marquis DE Plogrov.

– Je vous trouve décidément de plus en plus irrévérencieux, Wladimir. J’ai pourtant les moyens de vous briser.

– Alors, de quoi s’agit-il ?

– De ces manants qui vocifèrent devant la grille avec leurs pancartes.

– Qu’attendez-vous de moi ?

– Aidez-moi à les faire taire !

– Le meilleur moyen de calmer un peuple en révolte, c’est de le satisfaire. Pourquoi vous obstinez-vous à ternir votre image royale ? Ils veulent Périklès, libérez Périklès, et ils seront contents.

– Est-ce le rôle d’une reine de contenter son peuple ? N’est-ce pas au peuple, au contraire, de satisfaire sa reine ? Et ce peuple-là ne me satisfait guère. Sait-il seulement pourquoi Andropoulos est emprisonné ? Est-ce uniquement pour me contrarier qu’il prend la défense de ce traître ?

– Lynda, je ne vous comprends plus : ‘Etrékhété kalos...’

– Oui, je sais, je courais si bien...

– Que dirait votre père, s’il vous voyait agir, et s’il vous entendait parler ainsi ?

– Vous ne m’êtes décidément d’aucun secours, Wladimir. Je n’ai que faire de vos leçons.

– En effet, vous ne faites aucun cas de la raison. Vous qui avez été élevée dans la droiture, vous abandonnez la voie de la justice pour celle de la tyrannie.

– Je ne vous permets pas, Wladimir ! On ne parle pas ainsi à une reine, et je saurai vous châtier pour votre insolence.

– Voici donc revenu le temps des menaces ? Qu’est devenue la princesse que j’aimais : celle qui un jour revint de Paris en pleurs et en haillons, celle qui, comme le fils perdu, rentrait humble et repentante, en quête de pardon, dans la maison de son père. Qu’est devenue celle dont la vie avait été transformée par le message de l’Évangile, celle dont la méchanceté avait été changée en amour ? Voilà que je retrouve à présent la première Lynda : l’adolescente égoïste et frivole, celle qui, un jour, me menaça de me briser les dents.

– Il n’est pas trop tard. Tu oses t’opposer à moi, Wladimir. Prends garde que je te brise non seulement les dents, mais tout le reste.

– Comme tu me déçois, Lynda. Tu as perdu mon estime et mon respect. Tu ne seras plus ma reine tant que tu ne te seras pas ressaisie.

– Mais c’est parfait ! Va-t’en rejoindre cette foule en révolte qui rugit derrière la grille ! Va faire la révolution ! Renégat ! Je ne veux plus te voir ici. Je te donne un mois pour quitter Arklow. Si passé ce délai, on te trouve encore dans la capitale, c’est la prison.

– Une semaine suffira, non seulement je quitte Arklow, mais je quitte la Syldurie, ce royaume obscurantiste et féodal où je n’ai plus rien à faire.

– Disparais de ma vue, félon, avant que je te démolisse.

– Encore un dernier mot : traite Julien avec un peu plus de tendresse. L’amour est une chose fragile.

– Dehors ! ’’

C’est ainsi qu’après les services rendus à son pays, Lynda m’a chassé comme un chien. Ne sachant où me réfugier, j’ai trouvé que Paris valait bien Guernesey. J’ai trouvé un petit hôtel pas trop cher, dans le XIVe. »

Des larmes ruisselaient sur les joues du vieil homme. À la vue de son chagrin, Aïcha passa tendrement son bras autour de son cou.

« Je ne parviens pas à le croire, dit Mohamed, elle qui nous a libérés, Mamadou et moi, de l’étau de la délinquance !

– Elle-même qui nous avait miraculeusement délivrés du piège dans lequel nous étions tombés ! Tu t’en souviens, Mohamed ?

– Bien sûr, je m’en souviens ! Cette journée à Romilly restera gravée toute ma vie dans ma mémoire.

– Quand je pense à la douleur qui m’a accablée quand nous avons dû nous séparer !

– Dire que nous l’avons tant aimée !

– Et vous devez continuer à l’aimer, jeunes gens. Cela ne change rien. Lynda traverse une crise sévère. Elle est à la merci d’un ennemi invisible qui la maintient prisonnière. Chacun est esclave de ce qui a triomphé de lui[1]. Vous êtes tous deux chrétiens, je vous encourage à prier pour elle. Si je le fais moi-même, ça ne va pas marcher. »

 

[1] 2 Pierre 2.19

 

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