Chapitre III - La fille de tes cauchemars

Éliséa faisait tourner entre ses doigts la pièce d’or qu’on lui avait jetée comme un os à un chien.

« Que voulez-vous que je fasse d’un écu ? Je vous le demande ! Aller en ville et le changer contre de la petite monnaie pour aller faire mes courses ? Ils auraient mieux fait de me laisser le sanglier, après tout, c’est moi qui l’ai chassé. J’en aurais fait du pâté, des côtelettes, des tas de bonnes choses. »

Elle glissa l’écu dans sa poche et se remit à ses patates.

Bien loin d’ici, au palais royal, la discussion s’animait entre le roi Philémon et son fils unique, le prince Axel :

« Et pourquoi je devrais épouser cette princesse Sabriana Volodirenska ?

– Parce que je suis le roi et qu’un roi décide de tout.

– Et moi, je suis le prince héritier du royaume et je suis tout de même concerné dans cette affaire.

– Qu’est-ce que tu lui reproches à Sabriana, pour commencer ?

– Elle est trop vieille.

– Trop vieille ? Elle a trente-deux ans et tu la trouves trop vieille ? Qu’est-ce qu’il te faut pour femme ? Une première année de collège ?

– Trente-deux ans, cela fait déjà dix de plus que moi. Quand j’aurai cinquante ans, elle en aura soixante.

– Nous n’en sommes pas encore là. Et puis, l’amour effacera la différence.

– Et qui te permet de croire que je vais l’aimer ?

– Tu l’aimeras.

– On dit qu’elle est fort cruelle, que ses domestiques se prennent le fouet pour un verre cassé.

– C’est vrai. C’est une femme qui sait se faire respecter.

– Est-elle belle, au moins ?

– Je me suis fait livrer son portrait, ce matin, juges-en par toi-même.

– Sur ce plan, tu marques un point, répondit le prince en examinant la toile. Quelle femme ! Ces beaux yeux verts ! Ce regard, ce visage au teint si pur ! Quelle grâce ! Et cette chevelure noire tressée d’or ! Et ce diadème serti de diamants qui brille sur son front ! Qui ne tomberait pas sous le charme d’une si merveilleuse créature ?

– Donc, c’est entendu, tu l’épouses.

– Une minute ! Qu’est-ce qui me prouve que ce peintre-là n’est pas un filou matrimonial ? Qui me prouve qu’il n’a pas arrangé cette figure à son avantage ? Peut-être a-t-elle une grosse verrue entre les deux yeux. Peut-être a-t-elle du poil au menton, ou pire encore. Une femme c’est comme un cheval, on ne la prend pas sans l’avoir vue ni touchée, ni lui avoir examiné les dents.

– C’est ainsi que tu conçois le mariage et l’amour ! Eh bien ! moi, je la connais, je lui ai parlé, je l’ai vue et je l’ai touchée. Quant à ses dents, je t’assure qu’elles savent mordre.

– Et alors !

– Alors ? Ce peintre ne l’a pas du tout avantagée, elle est encore beaucoup plus belle dans la réalité. Mais monsieur ne trouve jamais aucune fille à son goût.

– Elle est trop vieille. »

Le prince Axel et le roi Philémon se séparèrent, fâchés l’un contre l’autre.

Transportons-nous maintenant dans le royaume de Courlandie sur lequel règne Ladislas Volodirenski le Grand, père de notre fière princesse Sabriana. Celle-ci, paresseusement étendue sur un divan, s’affaire à recevoir ses courtisans qui lui baisent la main et la comblent de compliments sur sa remarquable beauté, chacun espérant que cette main diaphane leur serait un jour accordée. Elle ne fait que ça de la journée. Vicomtes et marquis se provoquent continuellement en duel, tant pour cette jolie main que pour ces jolis yeux, autant par amour que par désir de pouvoir. Loin de l’émouvoir, ces sanglants combats lui donnent l’ineffable plaisir de voir la noblesse s’entre transpercer pour elle.

Une rumeur, cependant réconcilia tous les rivaux : la belle princesse Sabriana allait épouser le beau prince Axel de Blégary, futur roi de Séquanie.

Une contre rumeur ne tarda pas à infirmer ladite rumeur : le beau prince Axel n’était plus décidé à épouser la belle princesse Sabriana. Les rivalités se remirent en place et l’on recommença à se perforer allègrement les uns les autres.

Axel ne s’est toujours pas remis de ses émotions. Son sommeil est agité. Il se revoit chaque nuit dos contre terre, incapable de bouger ; le monstre qui l’avait chargé, énorme comme un double taureau, se précipite sur lui. La mystérieuse archère, ayant abattu la bête, lui saisit les poignets de ses mains sales et collantes, et le relève, puis elle le serre dans ses bras et lui impose un baiser passionné. Axel se débat comme si la bouche de cette souillonne était un scorpion, puis il échappe à son étreinte et s’enfuit. Elle tire une flèche qui lui transperce le dos. Axel se réveille en nage. Loin d’être la fille de ses rêves, Éliséa est devenue la fille de ses cauchemars.

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