Chapitre XIX - Cinq barres d’acier

Pendant que se déroulent ces dramatiques événements, les affaires de Samantha Low, à Heidelberg, s’annoncent plutôt bonnes. C’est du moins l’avis d’Horace Dewyper qui, outre son vicaire, son secrétaire, son directeur des ressources humaines et son amant, est aussi son trésorier. Les dons généreux de ses adeptes lui ont permis, non seulement d’achever la construction de son temple, mais, en surplus, de s’offrir une nouvelle parure de stylos.

La salle de célébration, au rez-de-chaussée, équipée d’une vaste scène et d’un parterre apte à contenir un orchestre symphonique, pouvait accueillir trois mille visiteurs. Aux deuxième, troisième et quatrième étages, trois salles plus petites, de seulement deux mille places, recevaient d’autres adeptes qui pouvaient assister, sur un écran géant, au spectacle spirituel de la prophétesse. Le dernier étage était composé de bureaux et d’appartements. Mais ce temple paraissait encore bien petit à l’ombre de son clocher qui s’élevait à soixante-dix mètres de hauteur. Derrière le dos de l’oratrice, sur le mur, était inscrit le verset préféré de Samantha :

« Le royaume des cieux est soumis à la violence, et ce sont les violents qui s’en emparent » – Matthieu 11.12

Sur l’énorme pupitre de chêne massif étaient sculptées en bas-relief deux épées croisées, surmontées d’une couronne, au-dessus des mots : « Königin der Welt. »[1]

Dans les principales villes d’Allemagne et dans plusieurs capitales du monde, les « salles du Réveil » dans lesquelles les interventions de la prophétesse étaient retransmises, se multipliaient avec la même rapidité que les Buffalo grills.

Le message de Samantha devenait de plus en plus clair : plus question d’aimer son prochain, de pardonner les offenses, de prier pour ceux qui nous maltraitent. Son discours ne parlait plus que de guerre, de vengeance, de conquête... Elle criait toujours aussi fort et faisait toujours aussi peur. Qui aurait osé la contredire ?

Elle aimait exciter la curiosité de son public au moyen de mises en scène grandioses et d’impressionnants happeningues. Prononcez bien le H, s’il vous plaît : c’est de l’anglais.

Ce soir-là, elle rugissait comme de coutume devant son auditoire pétrifié :

« Mon royaume n’est pas de ce monde, dit Jésus face à Pilate. Mais mon royaume est de ce monde. Le royaume de Samantha, c’est le monde. Ce monde-ci ! Je ne me contenterai pas de la Chine, de la Russie ou de l’Amérique. Je veux tout. Je suis la reine du monde, et vous êtes mes vassaux. Je vous récompenserai, vous qui aurez cru en moi. Je partagerai avec vous les richesses de cette merveilleuse planète, créée par mon esprit. Ceux qui n’auront pas cru deviendront vos esclaves. Mon règne terrestre durera mille ans, après lesquels il s’établira éternellement dans les lieux célestes. Entrez dans mon royaume : entrez maintenant pendant que la porte est encore ouverte. Bientôt, très bientôt, il sera trop tard ! »

Elle se tut. Une puissante ovation ébranla les vitraux. Puis d’un geste de la main, elle fit taire ses adorateurs.

Un terrible silence.

Elle fit un signe en direction des coulisses. Cinq jeunes gens, marchant au pas cadencé, se placèrent en ordre autour de Samantha. Chacun d’eux portait un cylindre d’acier d’un mètre et demi de longueur et de deux centimètres de diamètre. Chacun de ces cylindres était peint d’une couleur différente.

« Regardez bien ce que je vais faire : chacune de ces barres symbolise un continent : la blanche, c’est l’Europe, la noire, c’est l’Afrique, la jaune, l’Asie, la rouge, l’Amérique, et la bleue, l’Océanie. Je commencerai par l’Europe. »

Elle saisit la barre blanche des mains du garçon, l’exhiba à bras tendus au-dessus de sa tête, fit un tour sur elle-même dans un mouvement de danse qu’elle s’efforça de rendre gracieux. Puis, emprisonnant chaque extrémité dans ses longs doigts, les bras tendus face au public consterné, elle tordit la barre jusqu’à lui donner la forme d’un alpha.

Sous un roulement d’applaudissement et de cris de stupeur, elle brandit triomphalement l’objet soumis, puis elle le jeta au pied de la scène. Le bruit du métal contre la faïence ne laissait planer aucun doute sur la texture de l’objet. Ce n’était pas un accessoire de théâtre.

« À moi l’Afrique, maintenant ! »

Elle s’empara de la barre noire et reproduisit la même mise en scène.

Elle fit de même avec l’Asie et l’Amérique.

Quand elle eut plié le cylindre bleu de l’Océanie, elle le brandit, lui aussi, au-dessus de sa tête. Elle hurlait à plusieurs reprises, et à pleine voix, pour couvrir les cris de la foule déchaînée.

« J’userai de ma force pour courber le monde ! »

Quand le silence se fit de nouveau, au lieu de le jeter au sol, elle lança à toute volée l’alpha d’acier bleu qui traversa la salle en tournoyant et en sifflant jusqu’à frapper la tête d’un spectateur, qu’il tua net.

« Celui-ci était un incrédule, il n’a que ce qu’il mérite », dit froidement Samantha.

L’incident aussitôt oublié, on se remit à crier, trembler, rire et danser, chantant des cantiques à la gloire de la prophétesse.

Quand la célébration s’acheva. Chacun quitta le temple dans le calme. Il ne restait bientôt plus que Samantha, Horace, et le cadavre étendu près de l’objet qui lui avait brisé le crâne.

La Police, informée des habitudes de la victime, ne tarda pas à interroger Horace Dewiper, et plusieurs adeptes de la secte. Mais personne ne se souvenait de l’avoir vu, ni d’avoir remarqué quoi que ce soit d’anormal. Le corps du malheureux gisait depuis déjà longtemps dans le fond vaseux de la Neckar, lesté du symbole meurtrier de l’Océanie. 

 

[1] Reine du monde.

 

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