Acte premier

Premier tableau

La salle de culte d’une église dite « charismatique ». Sur l’estrade, le pupitre du prédicateur. Au mur, une croix et le verset : « Demandez et vous recevrez. – Jean 16.24 » Des tables ont été dressées et l’on sert un buffet.

Scène Première

DOS PESOS – THÉOPHILE – PRISCILLE – membres et sympathisants de l’église

DOS PESOS

L’Esprit saint se révèle au milieu de ce culte.
Noble agitation, ineffable tumulte !
Goûtez cet Épernay fleurant bon son terroir.

THÉOPHILE

Sa robe est translucide et fait plaisir à voir.

PRISCILLE 

Servez-le, bon berger dans sa coupe vermeille.

DOS PESOS

Vous aurais-je menti ?

PRISCILLE 

                                   Non, c’est une merveille.

DOS PESOS

Que dites-vous, Priscille, de l’excellent buffet
Que nous avons dressé ?

PRISCILLE 

                                     Mon ami, c’est parfait.

THÉOPHILE

Caviar, homard, pommard, toute cette opulence…

 

 

DOS PESOS

Ces crus millésimés viennent tout droit de France,
Nos caves sont remplies, nos greniers bien fournis.
Ne l’ai-je pas prêché ? Oui, Dieu nous a bénis.
Nous avons amassé des croyants les offrandes.
Notre théologie n’est pas une légende :
Donnez, donnez encore, il vous sera donné ;
L’avare, dans les cieux, ne sera pardonné.
L’oint par Dieu désigné mérite son salaire ;
Soyez donc généreux, vous deviendrez prospères.
C’est ce que dans nos chœurs chaque jour nous chantons
En majeur, en mineur, sur les vingt-quatre tons.
C’est pour les temps nouveaux le nouvel Évangile.
Au ministre il assure la carrière tranquille.
Finis les fâcheux mots, convoitise, péché.
« Il vous faut être saints ! » On nous l’a trop prêché.
Menaces de l’enfer, du feu de la géhenne
Qui faisaient passer Dieu pour un croquemitaine.

THÉOPHILE

Quelle idée !

DOS PESOS

                   J’ai bâti tout seul et sans un sou
Cette œuvre merveilleuse. On m’a pris pour un fou.
Nous n’étions que nous trois, le soir dans ma cuisine ;
L’Esprit nous a conduits pour fonder notre usine.
Rejetons d’autrefois les préceptes usés
Et toute l’exégèse, art lourd et malaisé
Et l’eschatologie, si pénible science,
Nous embrouillent en vain. Et place à l’espérance !
Fabricant de miracles, artifices des yeux,
Je me suis proclamé l’apôtre du grand Dieu.
Je suis fort ignorant du livre des prophètes,
Pourtant, ma renommée de grand pasteur est faite.
Au diable les sermons ! Que les distractions
Donnent un nouvel air à l’adoration !
Danses et jeux sans cesse et concerts de louange !

THÉOPHILE

De sacré, de profane incroyable mélange.

DOS PESOS

Ceci, mon cher second, vous froisse-t-il ?

THÉOPHILE

                                                               Non point.
J’ai toujours bien servi mon Seigneur et son oint.

DOS PESOS

L’oint de Dieu, je le suis. Qui donc trouve à redire ?
Et j’ai fait de ce temple un véritable empire,
Prêchant du Dieu des cieux la générosité :
C’est lui qui multiplie votre argent, apportez !
De vous tous il saura diriger la carrière
Et vous verrez neiger la manne financière.
N’ayez point d’avarice et soyez généreux ;
Il bénit ceux qui donnent, méprise les peureux.
Par des dons abondants la foi se manifeste.
Donnez la double dîme au trésorier céleste
Et vous verrez bientôt vos rêves s’accomplir :
Limousines, voiliers, vous devez réussir
Et le monde incrédule, voyant votre puissance
Rempli de jalousie gardera le silence.

PRISCILLE 

Révérend Dos Pesos, apôtre bien nommé,
Orateur si brillant, dirigeant renommé,
Vous qui savez si bien nous donner du courage ?
Dispensez toute joie, tout bonheur en partage,
J’ai deux ou trois questions, car mon cœur est troublé.

 

 

DOS PESOS

Une question ? J’écoute.

PRISCILLE 

                                     Il me vient à trembler.
J’entends parfois prêcher de terribles augures :
Certains disent ainsi qu’en des années futures
Perché sur des nuées le Seigneur reviendrait.
Si c’était pour demain ! Il faut se tenir prêts.
Les chrétiens seulement, convertis et sincères
Seraient alors soustraits à sept ans de misère.

DOS PESOS

L’enlèvement ! Allons ! Vous y croyez ?

PRISCILLE 

                                                             Moi ? Point.

DOS PESOS

Quelques pasteurs vieillots nous en font tout un foin.

PRISCILLE 

C’est dans l’Apocalypse, et Daniel, le prophète.

DOS PESOS

Qui donc vous aura mis ces idées dans la tête ?

PRISCILLE 

Samuel.

DOS PESOS

            Celui-là ? Ça ne m’étonne pas !
Un jour il conduira mon vieux corps au trépas.
Toujours nous fatiguer avec Matthieu vingt-quatre.
Armé de ses versets toujours il veut combattre.
Un triste rabat-joie, prophète de malheur,
Religieux grincheux sans cœur et sans chaleur.
Toujours contredisant ! J’avoue qu’il me rend chèvre.
Il a toujours ces mots démodés sur les lèvres :
Repentance et pardon, des mots à faire peur.
Que Jésus reviendrait dans les jours de douleur
Enlever ses enfants, tels ballons de baudruche.
Il en est qui le croient. Faut-il être un peu cruche !

PRISCILLE 

Dans la Première épître aux Thessaloniciens…

DOS PESOS

C’est après les mille ans. Croyez-moi, tout se tient.
Oubliez, s’il vous plaît, toutes ces balivernes.
Que l’Esprit vous conduise, et, pour votre gouverne,
Si l’on veut sans périr un jour monter au ciel…

(David intervient dans la conversation.)

Scène II

DOS PESOS – THÉOPHILE – PRISCILLE – DAVID – membres et sympathisants de l’église

DAVID

N’auriez-vous vu passer le diacre Samuel ?

DOS PESOS

Non.

THÉOPHILE

        Non.

PRISCILLE

     Ma foi nenni.

DOS PESOS

                                      Il n’aime pas la fête
Et quand nous ripaillons Monseigneur fait sa tête.
Ce dimanche est voué à la défection.
J’attendais Apollos pour la prédication,
J’ai donc improvisé, sinon point de message.

THÉOPHILE

De l’art homilétique vous faites bon usage,
D’exégèse jamais vous ne vous encombrez.

DOS PESOS

À quoi servirait-elle ? À quoi bon palabrer ?
Il faut des textes creux pour qu’on les assimile,
Remplissant les esprits de promesses futiles.

DAVID

Mais Samuel ?

DOS PESOS

                        Sans doute il est rentré chez lui.
On ne le voit jamais, ce n’est pas d’aujourd’hui,
Aux fêtes de l’église, aux agapes des frères,
Mais pour nous éclairer se répand en prières.
Il nous croit dans l’erreur et lui dans la raison.

DAVID

Notre frère n’est pas rentré dans sa maison.

PRISCILLE

En es-tu sûr ?

DAVID

                        J’ai appelé, point de réponse.
Il se trouvait ici au moment des annonces.

PRISCILLE

Lui qui disant toujours que Christ l’enlèverait,
S’il se trouvait au ciel ? Peut-être il disait vrai.

DOS PESOS

Oui, vous avez le sens de la plaisanterie.
J’apprécie votre humour. Ce qui me contrarie
C’est qu’il sème toujours le doute dans les cœurs :
« Et s’il avait raison ? » J’en connais qui ont peur.

THÉOPHILE

Ne nous emballons pas. Tous les croyants honnêtes
Ne se laissent troubler par de telles sornettes.

 

 

PRISCILLE

Et pourtant… S’il avait prêché la vérité !
J’en aurais le cœur net. Mon cœur est agité.

(Elle appelle au téléphone.)

Il a son répondeur.

THÉOPHILE

                            Dis-moi ce que ça prouve.
Il s’est allé cacher pour ne pas qu’on le trouve.

PRISCILLE

Je serai rassurée quand on l’aura trouvé.

DOS PESOS

Il serait donc le seul de la terre élevé,
Favori du Seigneur ? Ridicule croyance !
Pour lui le paradis et pour nous la souffrance !

PRISCILLE

Je ne badine plus.

DOS PESOS

                           Buvons à la santé
Du juge Samuel et de sa sainteté.

(sort David, entre Apollos)

Scène III

DOS PESOS – THÉOPHILE – PRISCILLE – APOLLOS – membres et sympathisants de l’église

APOLLOS

Vous reste-t-il encore quelque liqueur à boire ?

THÉOPHILE

Mais oui ! Liqueur de prune ou bien liqueur de poire ?

De quoi vous rafraîchir ou bien vous égayer.

DOS PESOS

Vous arrivez ainsi que les carabiniers.

 

 

APOLLOS

De mes émotions il me faut me remettre.
J’en ai même oublié ce rendez-vous, cher maître.

DOS PESOS

Apollos, conte-moi, que t’est-il arrivé ?
As-tu perdu ton âme ? On va la retrouver.

APOLLOS

Hélas ! Quel temps d’angoisse, frère, je viens de vivre !
Comme un pressentiment, une crainte terrible.
M’apprêtant à venir chez toi, selon nos plans,
J’entendis une voix dans mon cœur, c’est troublant,
Qui me dit : « Repens-toi ! Il est tard et je tremble.
Ne veux-tu pas qu’au ciel nous remontions ensemble ? »
Je roulai sans retard vers ma communauté.
Tout y semblait normal, à quoi bon s’inquiéter ?
Mais demeuraient en moi des sentiments étranges.
Alors, je conduisis l’église en la louange
Comme chaque dimanche. Et les mêmes chansons,
Et les mêmes cantiques. Enfin, nous avançons,
Je m’installe au pupitre et l’audience est prête
Quand retentit soudain le son d’une trompette.
Ne l’entendis-tu pas ?

DOS PESOS

                                   Nous faisions tant de bruit !
Trompette ni clairon n’entendis-je aujourd’hui.

APOLLOS

Il descendit d’en haut la voix grave et profonde
De l’archange, mon frère ! En moins d’une seconde
S’élevèrent aux cieux des centaines de corps.
Il régnait dans l’église une ambiance de mort.
Minute de silence qui parut éternelle.
Une ombre voltigeait sur la salle, irréelle ;
Enfin, on entendit éclater des sanglots
Et des torrents de cris se déversant à flots.
Mes paroissiens s’enfuient, tumulte, bousculade.
Mes cris ne purent point freiner cette escapade.
« Revenez ! Revenez ! Ce n’est pas terminé. »
Je suis demeuré seul, pasteur abandonné.
Je me mis à courir dans les rues, le front blême :
Suis-je le seul au monde avec un tel problème ?
Au travers de la ville, pénible vision,
Près de moi la panique et la confusion.
On courait en tous sens et partout on appelle
Un frère, un fils, un père. « Et ma femme, où est-elle ? »
On a vu des tramways rouler sans conducteur ?
On croit tomber le monde aux mains du destructeur.

DOS PESOS

Un seul a disparu parmi tous nos fidèles,
Un frère illuminé déployant trop de zèle.
Ainsi, collègue, il disait vrai. C’est arrivé.

APOLLOS

Une puissante église, un seul est enlevé !

PRISCILLE

C’est donc la fin du monde ! Hélas ! Que faut-il faire ?

THÉOPHILE

Trop tard pour en parler, mais trop tard pour se taire.

APOLLOS

Alors, pourquoi pas moi ? Ne suis-je point pasteur,
Berger de mon troupeau, remarquable orateur ?

DOS PESOS

Alors pourquoi pas nous ? Des peuples de la terre
C’est celui des chrétiens qui est laissé derrière !

THÉOPHILE

De deux hommes aux champs, d’un couple dans un lit,
– Au mont des Oliviers le Seigneur l’avait dit –
Un seul, un sera pris, l’autre, quelle misère !
Restera pour subir de l’Agneau la colère.

PRISCILLE

À quoi sert à présent notre prospérité ?

(à Dos Pesos)

Pourquoi n’avez-vous pas prêché la vérité ?

DOS PESOS

La vérité ! Voyons, qui l’aurait acceptée ?
Ainsi sont les brebis qui ne sont point flattées,
Vers des prés éloignés elles s’en vont brouter.

PRISCILLE

Pour réchauffer vos bancs il faut tout accepter !

DOS PESOS

Vous n’êtes les derniers à goûter mon breuvage
Et trouver l’herbe tendre en mes verts pâturages.
N’avez-vous pas reçu tout ce que j’ai promis ?

THÉOPHILE

Ô Laodicéens que le Christ a vomis !

PRISCILLE

Que faire, désormais ? Dites-le, mercenaire,
Car nous ne pourrons plus retourner en arrière.

DOS PESOS

Mercenaire ! Allez-y ! Votre guide et pasteur
Insultez-vous, madame ? Vous offensez sans peur
L’Esprit divin qui règne en moi !

THÉOPHILE

                                                  Votre imposture
Se révèle trop tard.

 

 

APOLLOS

                           Frères, les Écritures
Apportent des réponses à toutes nos questions.
Ne nous énervons pas. Cherchons la solution.

(Apollos cherche un texte dans la Bible.)

Apocalypse sept. Lisez, chère Priscille.
Notre Dieu pense à tout, gardez l’esprit tranquille.

PRISCILLE

 « L’un des vieillards me dit : d’où sont venus ces gens
Vêtus de robes blanches et d’un pur éclatant ?
Je réponds : tu le sais, mon Seigneur et mon maître.
– Ces saints qui, par myriades, on voit ici paraître,
Leurs robes ont lavé dans le sang de l’Agneau,
De la tribulation revenant. »

THÉOPHILE

                                        Que c’est beau !

PRISCILLE

« Face au trône de Dieu, nuit et jour ils le servent. »

THÉOPHILE

Que de ces temps affreux le Seigneur nous préserve !

PRISCILLE

 « L’Éternel dressera sa tente au milieu d’eux.
Le Seigneur essuiera les larmes de leurs yeux. »

THÉOPHILE

Que de pleurs il faudra !

PRISCILLE

                                   De larmes, de souffrance !

THÉOPHILE

Nous pourrions détourner du Maître la vengeance.

 

 

DOS PESOS

Cette promesse-là compte pour Israël.
L’avenir est scellé, nous n’irons pas au ciel.
Vivons donc sans souci dans le train de ce monde.

THÉOPHILE

Barboter comme porcs dans ce cloaque immonde !

DOS PESOS

Dans la vie d’ici-bas n’attendons rien des cieux ;
De cet ordre nouveau servons les nouveaux dieux !
Les années qui viendront seront fort difficiles
Mais je veux sur la terre finir mes jours tranquille.

THÉOPHILE

Moi, je chercherai Dieu. Je crois en son pardon.
Prends mon corps et mon âme. Je t’en fais l’abandon.

PRISCILLE

Je ne crains de périr sous les crocs de la bête.

APOLLOS

Nous n’avons écouté le son de la trompette,
Du cri des sentinelles n’avons fait aucun cas,
Nous en paierons le prix. Luttons donc ici-bas.

 

 

Second tableau

Nous retournons à l’épilogue de Sylduria, quelques heures après la mort de Nolwenn, alias Xanthia, et la disparition de Lynda.*[1]

Arklow, capitale de la Syldurie. Un salon. Un téléviseur diffuse des images muettes, bien que la pièce soit vide. Entre Plogrov.

Scène IV

PLOGROV

Mais où donc est passée Lynda*, cette rebelle,
Indomptable chipie, espiègle sauterelle ?
S’est-elle évaporée, dissipée dans le noir ?
J’ai beau fouiller partout, jusque dans les tiroirs.
Ne viendra-t-on jamais à bout de cette fille
Qui même entre mes doigts glisse comme une anguille ?
Blessée, les dents brisées, blanche comme la mort
Lynda de Syldurie me persiflait encor,
Objet de mon amour et de toute ma haine,
Car je l’ai trop aimée, cette triste sirène,
La plus jolie des reines, mais servante à la fois,
Toujours narguant la mort en vertu de sa foi.
Lynda, par Balzebul ! Où donc se cache-t-elle,
Comme ce fameux chien fuyant quand on l’appelle ?
Esclave de ce roi d’épines couronné
La voilà disparue, palsambleu ! sous mon nez !
Courir après ses pas, j’en ai le front en nage
J’en viendrai bien à bout, la coquine, j’enrage !
Diantre soit de la reine et son crucifié !

(Entre Bafanov.)

Le duc de Bafanov, je l’avais oublié*.

 

 

Scène V

PLOGROV – BAFANOV

PLOGROV

Soyez remercié pour votre diligence.
Veuillez vous installer ; prenez place, Excellence.

BAFANOV

Excellence ? À vrai dire, vous n’êtes coutumier

À tant de politesse et je pourrais parier
Que vous attendriez de moi quelque service,
Une part de mon temps, un menu sacrifice.

PLOGROV

Sacrifice ! Allons donc ! Cher ami, quel grand mot !
Il s’agit d’un mystère, que dis-je, d’un complot.
Lynda…

BAFANOV

            Cette chipie fait encore des siennes ?
Qu’a-t-elle fait de beau, cette mordante chienne ?

PLOGROV

La reine a disparu.

BAFANOV

                            Eh bien ! bon débarras !
Cette égarée brebis ne nous manquera pas.

PLOGROV

Voici donc la mission qu’aujourd’hui je vous donne :
Chercher et la trouver.

BAFANOV

                                   Qui ça ? Moi ?

PLOGROV

                                                           Je l’ordonne.

 

 

BAFANOV

Et puisqu’il est question de disparition,
N’auriez-vous vu passer Xanthia* dans la région ?

PLOGROV

Ne vous épuisez pas à chercher cette belle.
Goûtez-moi ce whisky, donnez-m’en des nouvelles.

BAFANOV

Vous êtes fort aimable. À ma question, d’abord
J’espère une réponse.

PLOGROV

                                   Vous vous agitez fort.
Gardez votre sang-froid et reprenez un verre.
Cet écossais breuvage à tous est salutaire.

BAFANOV

Xanthia…

PLOGROV

               Buvez encore et je vous répondrai.
Voulez-vous des glaçons ? Il en sera plus frais.

BAFANOV

Ça ira. Mais Xanthia…

PLOGROV

                                   Buvez, soyez tranquille.
Il ne vous sert de rien d’échauffer votre bile.

BAFANOV

Je la cherche partout, vraiment, j’en suis épris.

PLOGROV

Buvons à sa santé.

BAFANOV

                            C’est assez, je suis gris.

PLOGROV

Vous êtes gris, déjà ? La liqueur est trop forte ?

BAFANOV

Me voici tout en joie, je décolle !

PLOGROV

                                                 Elle est morte.

BAFANOV

Elle est morte ? Qui donc ? La perfide liqueur ?

PLOGROV

Xanthia. En même temps décédée, j’en ai peur.

BAFANOV

Remplis encore un verre.

PLOGROV

                                     Une maudite balle
Fut tirée dans son dos, brisant la vertébrale ;
Mais pour son meurtrier je serai sans pitié.
Nous le retrouverons et saurons le châtier.
Ne prenez trop à cœur cette pénible affaire,
Cette femme est perverse, intrigante, adultère,
Virtuose dans l’art de vous manipuler ;
Et vous l’avez aimée ! Elle vous a roulé.
Servante du malin, que son maître l’emporte !

(Le téléviseur diffuse à présent des images de catastrophe. *)

Regardez-moi ce bronx ! Et c’est à notre porte ?

BAFANOV

Non, c’est en Amérique, ce ne peut être ailleurs.
Ils ont toujours en pire ce qu’ils ont de meilleur.

PLOGROV

C’est bien en Syldurie. Augmentez le volume.

Voyez tous ces camions couchés sur le bitume.

BAFANOV

Carambolage affreux, tant de fer encastré !
On voit courir partout survivants effarés.

 

 

PLOGROV

Et sur la Schwarzwaldbahn, en pleine Forêt-Noire,
Cette ligne en lacets, je le vois sans y croire,
Un train s’est abîmé, lancé comme un boulet.

BAFANOV

Pas un seul rescapé, le désastre est complet.

PLOGROV

Écoutez ! Le pilote est toujours introuvable.

Et qu’en est-il ailleurs ?

BAFANOV

                                   Quelle affaire incroyable !

Dans le monde partout des disparitions,
Sur tous les continents, toutes les nations,
Perdus en un clin d’œil, la chose est avérée.

PLOGROV

En un clin d’œil… Mais oui ! Elle est donc arrivée !

BAFANOV

Arrivée qui ?

PLOGROV

                        La parousie, mon bon seigneur !
Champagne, cher ami, champagne, et du meilleur !

(Il cherche un passage dans la Bible.)

Aux Thessaloniciens, dans la première épître,
Voici le paragraphe, quatrième chapitre.
D’intelligible voix, lisez fort, mon gaillard
Pendant que nous versons le succulent nectar.

BAFANOV

(lisant)

« Que vous ne soyez pas, frères dans l’ignorance
Ainsi que les perdus qui n’ont point d’espérance,
Au sujet des dormants. Christ au ciel est monté,
Il est mort sur la croix, il est ressuscité.
Sachez que Dieu prendra les défunts dans sa gloire,
Ce que nous déclarons, ce que vous devez croire :
Les morts devanceront les rachetés vivants,
Nous serons enlevés pour son avènement,
Car le Seigneur lui-même, au son de la trompette,
À la voix de l’archange descendra sur nos têtes,
Les morts dans le Seigneur tous ressusciteront,
Quant à nous, les vivants, enlevés nous serons,
Tous ensemble vers lui, élevés dans les nues,
Nous le rencontrerons, toutes âmes émues,
Et nous serons toujours avec notre Seigneur.
Que ses paroles saintes consolent nos douleurs. »

Et alors ?

PLOGROV

              Comment donc ? C’est facile à comprendre,
À l’évidence même il nous faut bien nous rendre.
Cherchez… Lettre Première de Paul aux Corinthiens…
Chapitre quinze, verset, voyons… cinquante et un.
Enfin vous comprendrez où nous allons, j’espère.

Bien ! Lisez donc !

BAFANOV

                          « Voici, je vous dis un mystère :
Nous ne mourrons pas tous, mais tous serons changés.
La dernière trompette, nous voilà transformés… »
Des trompettes encore ! Quelle étrange fanfare,
Les voix archangéliques mêlées au tintamarre !

PLOGROV

Lisez !

BAFANOV

            « En un clin d’œil… »

PLOGROV

                                               Répétez, s’il vous plaît.

BAFANOV

« En un clin d’œil ».

PLOGROV

                               Voilà, le message est complet.
« En un clin d’œil », enfin ! L’Église en sa patrie,
Comme dit ce cantique est enfin réunie.
C’est le jour tant prêché par ce prédicateur :
Le vieil Andropoulos*, ce prêtre inquisiteur.
De deux hommes aux champs, annonçait-il en chaire,
D’un couple dans son lit, incroyable mystère,
De deux l’un sera pris, l’autre sera laissé.
Nous sommes pour toujours enfin débarrassés
De tous ces saints bénis. Car c’est dans l’Évangile,
Luc, chapitre dix-sept. Et nous voilà tranquilles.

BAFANOV

Quelle théologie ! Vous seriez, j’en ai peur,
Si vous n’étiez athée, le plus grand des pasteurs.
Et cela nous avance…

PLOGROV

                                   À quoi donc ? Bougre d’âne !
Nous n’avons dans les pieds votre épouse Susanne,
Et quant à ma Lynda, dans la félicité,
Elle aura dans les cieux meilleure royauté.
Un corps glorifié, couronne incorruptible ;
Tout ceci, vieil ami, c’est écrit dans la Bible.

(Entre Yvonnick.)

 

 

Scène VI

PLOGROV – BAFANOV – YVONNICK*

YVONNICK

Vous m’avez appelée ?

PLOGROV

                                   Non. Qu’importe, venez.
Yvonnick, notre amie, nous vient de Douarnenez.

BAFANOV

Enchanté.

YVONNICK

                Moi de même.

BAFANOV

                                     De l’humide Bretagne
Elle vient respirer l’air chaud de nos campagnes.

YVONNICK

Je vous vois tous les deux déjà bien enivrés.
Je devrais m’éclipser.

BAFANOV

                              Nous en serions navrés.

YVONNICK

La fête est bonne ici. Ce n’est pas jour de jeûne.
Je veux en boire aussi.

PLOGROV

                                   Non point, tu es trop jeune.
Veux-tu de l’orangeade ou du sirop d’orgeat ?

YVONNICK

Breuvage de fillette ! Vous n’êtes qu’un goujat !

BAFANOV

Euh… comment trouvez-vous la vieille Syldurie ?

PLOGROV

Allons, ne le prends pas sur ce ton, ma chérie.

BAFANOV

Ma chérie ? Votre nièce ou quelque parenté ?

PLOGROV

Ma fiancée.

BAFANOV

                 Quoi ? Cette fille ?

PLOGROV

                                           En vérité.

YVONNICK

Sa fiancée. Alors ? Ça vous gêne, gros père ?

BAFANOV

Péronnelle insolente, en voilà des manières !

YVONNICK

Ce bedonnant partout fourrant son vilain nez !

BAFANOV

Bedonnant ! La chipie ! Je vais vous en donner !

PLOGROV

Espièglerie d’enfant, bagatelle, vétille.
Ne vous querellez plus, mon amour, sois gentille.
Ma belle, aie du respect pour ce ventre charnu.

BAFANOV

Ce visage, d’ailleurs, ne m’est pas inconnu.

PLOGROV

C’est la sœur de Nolwenn, Xanthia, si tu préfères.
On me l’a confiée ; je saurai bien qu’en faire.

BAFANOV

Quoi ? La sœur de Xanthia ?

PLOGROV

                                          Elle a de qui tenir.
Je ne regrette pas de l’avoir fait venir ;
Aussi dévergondée que Nolwenn, cette fille
Est perverse à souhait. C’est l’esprit de famille.
Sans plus tergiverser, je l’épouse à présent.

BAFANOV

Vous l’épousez ? Sérieux ? Elle est jeune.

PLOGROV

                                                              Quinze ans.
À servir mes projets n’est-elle disposée ?
Belle, devineresse, comme un serpent rusée.
Si je suis un prophète, elle est mon Aïcha,
Si je suis empereur, elle est Messalina.
Oui, je rebâtirai l’antique Babylone,
Elle en sera la reine, à son front la couronne.
Dans la Bible, il est dit : « la femme Jézabel. »
Elle l’incarnera, et le Dieu d’Israël,
Et le Dieu des chrétiens devra lutter contre elle.
Comme fut Jeanne d’Arc, indomptable pucelle…

BAFANOV

Pucelle est-elle encore ?

PLOGROV

                                   Pucelle elle n’est plus.

BAFANOV

Métaphore bancale.

PLOGROV

                             Mais je suis résolu
D’en faire mon émule, mon bras droit, ma complice.
Loin de nous la vertu, glorifions le vice !
Croyants, abandonnez vos vieux rêves pieux.
Aujourd’hui mon veau d’or détrône votre Dieu.

 

 

 

[1] L’* renvoie à Sylduria, principalement au livre VII « La Cantine des Italiens » et à l’épilogue.

 

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