chapitre V - Curieuse invitation

« Ma petite Elvire, tu m’as l’air en pleine forme, ce matin. Je te trouve frétillante comme un poisson rouge dans son bocal. »

La comparaison n’est peut-être pas des plus élégante, mais Lynda, en effet, trouvait chez son amie une bonne humeur et une excitation peu coutumière.

« Tu ne devineras jamais ce qui m’arrive ! Viens cet après-midi prendre le café. Je te raconterai tout ça. »

Lynda sautillait d’impatience autant qu’Elvire sautillait de joie. Elle était si pressée de partager l’événement qui semblait lui procurer tant de bonheur.

Elle fut ponctuelle au rendez-vous.

Tout en partageant la collation, les deux jeunes femmes parlaient de frivolités, cela arrive même à une reine.

« Alors ? Que t’est-il arrivé de si merveilleux ? Raconte-moi tout.

 

– J’ai reçu une lettre d’un mystérieux amoureux. Je ne connais même pas son nom, mais il m’offre une croisière pour aller le rejoindre en Grèce. »

Lynda ouvrit de grands yeux étonnés.

« Ah bon ?

– C’est comme ça que tu partages mon bonheur ? Je m’attendais à un peu plus d’enthousiasme.

– Elvire, avec une amie telle que toi, je peux me permettre une certaine franchise. Je crains que tu ne t’emballes un peu vite. Mieux vaut se méfier des amis livre-de-figure.

– Mais…

– Est-ce que je peux la voir, cette lettre ? »

Elvire, un tant soit peu dépitée, lui tendit une enveloppe. Elle contenait un billet de traversée, la carte de visite d’un commerce athénien, et une lettre :

« “Chère Mademoiselle Saccuti,

J’ose espérer que vous me pardonnerez mon audace qui n’est motivée que par l’ardent désir de vous rencontrer. Vous ne connaissez ni mon nom ni mon visage, mais pour mon bonheur, ou pour mon malheur, je suis tombé sous le feu de vos yeux et depuis ce jour, je n’ai plus d’autre désir que vous revoir, vous offrir mon cœur et vous partager ma vie. Je vous en supplie, ne me laissez pas mourir de désespoir. Venez me retrouver à Athènes, je saurai vous rendre heureuse.

Je vous offre pour me rejoindre une traversée en cabine de luxe sur le Kalamata. Un de mes amis viendra vous accueillir à votre arrivée en Grèce, il vous conduira à l’adresse indiquée sur la carte agrafée au billet.

À bientôt, mon amour.”

Et tu as vraiment l’intention de te rendre à ce rendez-vous ?

– Je sais que ce n’est pas raisonnable, mais enfin… si c’était la chance de ma vie. Tu sais, ce n’est pas facile pour moi. J’ai vingt-six ans, et jamais un homme ne m’a demandé en mariage, à part le marquis de Kougnonbaf.

– Tu aurais peut-être dû l’épouser, Ottokar.

– Il est trop vieux. Et puis… c’était dans un contexte… tu t’en souviens…

– Oui, évidemment.

– Il faut croire que je suis trop moche.

– Tu n’as pas le droit de dire ça. “Il y a un temps pour toute chose sous les cieux, un temps pour aimer, un temps pour haïr.[1]

– C’est vrai, mais tu comprends… Tu penses que je ne devrais pas y aller.

– Remets tout cela dans une enveloppe et renvoie-la à la librairie Machinkakis. C’est le mieux que tu as à faire. Si ça se trouve, c’est un vieux pépère, ou bien il est déjà marié avec des enfants à droite et à gauche.

– Alors, dans ce cas-là, je le remercierai bien poliment et je rentrerai chez moi.

– Et si jamais tu tombes sur un pervers ? »

Elvire ne répondit pas. Elle prit dans son sac son pistolet qu’elle pointa vers Lynda.

« J’ai là-dedans quelques suppositoires très efficaces contre la perversité. »

Puis, ayant rangé son arme :

« Écoute, je vais aller à ce rendez-vous, à Athènes. Si jamais ça ne se passe pas bien, je rentre à la maison. Au moins, j’aurai vu l’Acropole. »

 

[1] Ecclésiaste 3.1,7

 

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