Chapitre XVII - Mamadou

Plusieurs mois se sont encore écoulés, et je vous propose un voyage en métropolitain, loin du Huitième arrondissement où plus rien n’est susceptible de nous intéresser. Nous retrouvons la lumière du jour dans un autre quartier de Paris que les Japonais ne viennent jamais photographier. Au-dessus de l’ancienne enceinte des Fermiers généraux, une ligne aérienne s’élève sur une structure métallique. Des voyageurs accèdent par des escaliers à cet étonnant monument de pierre, acier, verre et faïence de Gien. Sous le viaduc se presse une fourmilière de Français de toutes origines ethniques : Caucasiens, Asiatiques, Indiens, mais surtout Maghrébins ou Africains. En voilà un justement, qui ne se laisse pas entraîner dans les rapides de la foule. Appuyé contre un pilier, la casquette à l’envers, un sac de voyage étendu à ses pieds, Mamadou attend. Un autre garçon, de type nord-africain, vient le rejoindre. Ils se frappent chacun dans la main, regardent autour d’eux pour s’assurer qu’aucun policier ne rode à proximité. Mohamed entame la discussion :

« Tu as amené ce qu’il faut ?

– Tu as amené l’oseille, mon pote ?

– La quantité ?

– Tout est dans le sac, mon pote. Autant que tu en veux.

– La qualité ?

– Là, pas de problème, mon pote. C’est de la tocante, c’est pas du toc. T’en veux combien ?

– Vingt, pour commencer.

– Alors ça fait deux cents. Les bons comptes font les bons amis, mon pote. »

Mamadou sortit de son sac vingt montres, qu’il échangea avec Mohamed contre des billets de banque. Ils ne se cachaient pas plus que cela, les gens du quartier connaissaient leur trafic et ne s’en souciaient guère. Les passants blasés n’y faisaient pas attention. Seule la police pouvait les inquiéter, mais ils réussissaient toujours à se faufiler dans la foule, disparaître dans les recoins de ce morceau de Paris qu’ils connaissaient si bien, et ils leur échappaient toujours. Les deux jeunes gens se fondirent parmi les voyageurs, pressés comme seuls des Parisiens peuvent l’être.

Dans ce flot rapide de quidams, une jeune fille avance, les cheveux en broussailles, baissant la tête et traînant la jambe. Lynda porte à la main une guitare dans son étui et un sac à dos sur l’épaule. Elle est vêtue de son blouson à chaînes et à clous. Sa ceinture de cuir, elle aussi garnie de clous, soutient un bloue de gine dont la déchirure exhibe un peu de son genou. Ses bottines à la semelle fendue permettent à l’eau de pluie de mouiller ses pieds. C’est très agréable !

Voilà tout ce qu’elle a pu sauver du naufrage. Revendues quinze euros chez Tati les robes de chez Lagerfeld.

Sa voiture avait été saisie et revendue bien au-dessous de sa valeur au profit de la maison Lalabrigido. La vente de sa moto, elle aussi décotée à l’argus, lui a permis de faire face aux difficultés immédiates.

Julien lui avait promis de l’aider, mais elle avait quitté l’hôtel Georges V dans une telle précipitation qu’elle ne lui avait laissé aucun moyen de garder le contact. Ils se perdirent de vue, elle resta seule. Julien fit embaucher Elvire dans sa maison d’édition comme manutentionnaire et gestionnaire de stocks. Il n’y a pas de sot métier : je l’ai fait.

Lynda se présenta à l’agence qui avait publié l’annonce dans le « Provocateur républicain », mais le logement lui fut refusé, attendu qu’elle ne pouvait justifier d’aucun revenu régulier. D’autres démarches similaires se soldèrent par le même échec. Elle fut heureuse, en définitive de trouver une chambre dans un petit hôtel, porte de Clignancourt.

Elle chercha du travail, n’en trouva pas. Quand ses dernières ressources furent taries, elle dut quitter son hôtel.

Sa jolie voix et sa guitare devinrent ses outils, la ligne n° 2 son lieu de travail. Changeant de wagon à chaque station ou s’installant sur le quai, elle chantait Brassens :

« Avec une bêche à l’épaule,
Avec à la lèvre un doux chant,
Avec à la lèvre un doux chant,
Avec à l’âme un grand courage,
Il s’en allait trimer aux champs.

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps. »

Elle n’avait pas le Pass-navigo, mais elle naviguait, grâce à une bonne technique pour accéder aux quais sans billet. Quand un voyageur s’engageait sur le portillon, elle le poussait brutalement en avant pour passer avant qu’il se referme. L’autre ne manquait pas de protester :

« Non mais ? Ça va pas ? »

Perdue dans la foule, elle monte l’escalier qui lui permet d’accéder à la station. Elle s’assied sur un banc, se débarrasse de son sac à dos, sort la guitare de son étui qu’elle pose ouvert à ses pieds. Elle accorde son instrument. Elle chante :

« Avec une bêche à l’épaule,
Avec à la lèvre un doux chant,
Avec à la lèvre un doux chant,
Avec à l’âme un grand courage,
Il s’en allait trimer aux champs.

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps.

Pour gagner le pain de sa vie,
De l’aurore jusqu’au couchant,
De l’aurore jusqu’au couchant,
Il s’en allait bêcher la terre,
En tous les lieux par tous les temps.

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps. »

Mamadou, toujours chargé de son sac, apparaît à son tour sur le quai. Puis Mohamed sort d’une voiture de métro. Les deux complices feignent de ne pas se connaître, mais tous deux ont remarqué la fille à la guitare.

C’est Mohamed qui, le premier, l’approche et ose lui adresser la parole.

« Tain ! Qu’est-ce que c’est que ce rap ? Ce rap-là, j’avais encore jamais entendu. »

Mamadou s’était approché à son tour :

« C’est pas du rap, ça mon pote, c’est du Bétouvaine. 

– Ça vous plaît, les garçons ? dit-elle en levant les yeux.

– Tain ! s’écrie Mohamed. Connaissais pas cette musique-là. J’ai pas l’habitude. Je ne savais pas qu’on pouvait se servir de plusieurs notes pour faire de la musique, tu vois ? Nous, notre musique à nous c’est le rap. »

Et Mohamed se met aussitôt à rapper :

« Rap, rap, rap, c’est le rap, c’est le rap
Rap du matin, rap jusqu’au soir
Rap à midi, rap à minuit
C’est le rap, c’est le rap,
C’est le rap, rap, rap.

T’en as marre de la vie ?
Chante le rap, chante le rap.
T’en as marre des soucis ?
Chante le rap, chante le rap.
T’en as marre des ennuis ?
Chante le rap, chante le rap.

Rap, rap, rap, c’est le rap, c’est le rap,
Rap du matin, rap jusqu’au soir,
Rap à midi, rap à minuit
C’est le rap, c’est le rap,
C’est le rap, rap, rap.

Avec le rap, mon vieux,
T’as plus de problème
C’est moins compliqué
Que jouer du Bitavenne
Tu peux pas louper l’bi-contre-ut,
Tu peux pas louper un bémol.

Rap, rap, rap, c’est le rap, c’est le rap
Rap du matin, rap jusqu’au soir
Rap à midi, rap à minuit
C’est le rap, c’est le rap,
C’est le rap, rap, rap.
 
Rap à gruyère, rap à carottes,
Rap a trié et rap à Nui
C’est le rap, c’est le rap,
C’est le rap, rap, rap. »

Pendant cet intermède musical, Mamadou avait déposé son sac ouvert et s’était mis à danser. Mohamed ignorait qu’on pouvait faire de la musique avec plusieurs notes, Lynda ignorait qu’on pouvait danser sur la tête. C’est ça le choc des cultures !

Pendant qu’elle chante, un voyageur s’arrête parfois et jette une pièce dans son étui.

« Sans laisser voir sur son visage
Ni l’air jaloux, ni l’air méchant,
Ni l’air jaloux, ni l’air méchant,
Il retournait le champ des autres,
Toujours bêchant, toujours bêchant.

 

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps. »

 « Tain ! Elle a une belle chetron, elle a une belle voix. La nature l’a bien servie.

– Pas comme nous deux, mon pote. »

La jeune fille cessa de chanter et regarda attentivement les deux garçons qui venaient de lui adresser un compliment. Cela ne lui était pas arrivé depuis un certain temps et elle commençait à s’imaginer que son infortune l’avait rendue laide.

« On est bien contents de t’avoir rencontrée. Moi, c’est Mohamed Bendjellabah. Je viens de Hassi Messaoud.

– Moi, c’est Mamadou Djembé. Je suis de Bamako.

– Moi aussi, je suis contente de me faire de nouveaux amis. Je m’appelle Lynda, et je viens de Syldurie.

 – Tain ! C’est dans quel arrondissement, ça, la Silésie ?

– Syldurie.

– Pas tout près d’ici, mon pote.

– La Syldurie, c’est très loin, de l’autre côté du périphérique.

– En effet, ce n’est pas la porte d’à côté. »

Telle une autruche attirée par ce qui brille, Lynda est soudain émerveillée par les montres qu’elle vient de découvrir dans le sac de Mamadou.

« C’est de la tocante, mon pote, c’est pas du toc.

– Je peux regarder ? »

Mamadou sort une montre de son sac et la lui passe au poignet.

« Quelle classe ! Regardez un peu si j’ai du style. Et c’est du Cartier, en plus ! Ça me rappelle quand j’étais prin... Euh ! Je dis n’importe quoi.

– Alors, poupée, elle te plaît cette montre ? Quinze euros, parce que c’est toi. C’est pas cher.

– Ce n’est pas cher, surtout pour du Cartier, mais je n’ai pas encore le cachet de Britney Speuarze. »

Elle se penche vers son étui à guitare et compte les pièces qui y sont tombées :

« Trois euros, dix-sept centimes.

– T’en fais pas ma cocotte. Elle te plaît tant que ça, je t’en fais cadeau parce que tu es craquante et que tu as de beaux yeux.

– Oh ! Merci Mamadou ! Tu es un ange.

– Le problème, c’est qu’on ne trouve pas facilement de chemises avec des manches pour les ailes.

– C’est qu’il est drôle, en plus !

– Mais alors, surtout, tu ne dis à personne que c’est moi qui t’ai donné ça. Surtout pas aux keufs.

– Pauvre Mamadou ! Tu as dû rester dans un courant d’air. Maintenant tu as la bronchite.

– Je n’ai pas toussé, j’ai dit : “keufs”. Les keufs, les poulagas, les flics, les poulets, les hirondelles.

– En voilà une ménagerie !

– Les policiers, si tu préfères. »

Elle reprend sa chanson là où elle s’était interrompue :

 

« Et quand la mort lui a fait signe
De labourer son dernier champ,
De labourer son dernier champ,
Il creusa lui-même sa tombe
En faisant vite, en se cachant.

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps.

 

Il creusa lui-même sa tombe
En faisant vite, en se cachant,
En faisant vite, en se cachant,
Et s’y étendit sans rien dire
Pour ne pas déranger les gens.

 

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps.
Pauvre Martin, pauvre misère,
Dort sous la terre, dors tout le temps. »

 

« Tain ! Elle est pas gaie ta chanson ! Moi ça me donne le bourdon.

– Ce n’est pas ma chanson. C’est une chanson de Georges Brassens. Il a écrit ça en 1954.

– Tain ! J’étais même pas né !

– Elle n’est peut-être pas gaie, cette chanson, mais elle reflète bien la vie. Tu la passes dans la sueur et la galère, et comme salaire, tu as la mort. Tu ne sais même pas où tu vas. Tu restes dans le trou ? Tu montes au ciel ? Tu descends en enfer ? Tu reviens transformé en lapin ? Personne ne sait. Personne.

– Tain ! Ça c’est rudement vrai ! »

Mamadou tira brusquement ses deux amis de leur philosophie de bistro.

« Dis, Mohamed, tu me gardes mes affaires ? Je vais chercher de quoi fumer. »

Le jeune Africain disparut aussitôt dans la circulation humaine.

 

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