Chapitre XXIX - Engartot, morne plaine

Les murs d’Engartot se dessinent dans le lointain. Dans la plaine, en orée de forêt, Éliséa a fait ériger sa tente de commandement. Beaucoup plus loin, au pied des collines, Sabriana en a fait de même. Le ciel s’emplit de gros nuages noirs.

À la tête d’une armée de mille hommes, la reine chevauche fièrement son plus beau cheval de guerre, protégée par une cuirasse et un casque, elle porte son arc en main, son carquois lourdement chargé sur l’épaule. Un carquois plus petit, fixé à l’encolure de sa monture, ne contient qu’une seule flèche, dédiée à Sabriana. Maurice chevauche à sa droite, un capitaine à sa gauche. La maléfique princesse, également entourée d’un millier de soldats, empoigne une lance qu’elle compte bien enfoncer dans la poitrine de son ennemie.

Les deux camps s’apprêtent à se faire face. Les deux armées s’avancent. L’orage éclate.

Sabriana lance à son ennemie une bordée d’injures, comme pour exacerber son ardeur à la guerre. Éliséa se tait. C’est au tour des soldats de Sabriana de jeter à ceux de la reine des insultes plus grossières encore. En réponse à ce tumulte, celle-ci, par un signe de la main, impose à ses hommes de ne pas répondre. Le tonnerre gronde. Sabriana lève son javelot vers le ciel. La foudre en frappe la pointe, une gerbe de feu que la princesse dirige vers le camp ennemi. L’éclair qui jaillit de son arme frappe le capitaine qui s’écroule, sans vie. Murmure dans les rangs.

« Elle utilise la magie ! – Elle va tous nous foudroyer ! – Nous allons tous périr ! »

Aussitôt, les vaillants héros prirent la fuite. Seule une cinquantaine d’hommes étaient restés derrière Éliséa.

« Et vous, demanda-t-elle, ne voulez-vous pas aussi vous en aller ?

– Vers qui donc aller, sinon vers toi ? répliqua Maurice, tu es notre reine et tu te bats pour le Dieu invisible.

– N’a-t-il pas dit que si nous sommes fidèles, un seul homme en mettra mille en fuite ?

– Oui. C’est écrit dans le Livre.

– Alors, allons-y ! »

L’orage s’achève aussi rapidement qu’il s’était déclaré.

Sabriana se moque outrageusement d’Éliséa :

« C’est avec ta poignée de paysans que tu veux combattre. La bataille ne durera pas même un quart d’heure, et nous massacrerons ton armée, et je m’occuperai de toi personnellement. Je te réserve une mort horrible.

– Dix minutes suffiront largement. »

Maurice et sa bande de guerriers désordonnés se lancent, l’épée au poing, sur les cohortes de Sabriana. Jetant à terre sabres, boucliers, casques et pilums, ces légionnaires fuient comme devant une légion d’anges ou de démons. La poursuite s’engage.

« Revenez ! hurle Sabriana, revenez, bande de pleutres. Mais ce n’est pas possible, une affaire pareille ! »

Les deux amazones se retrouvent seules.

« À nous deux, Sabriana ! » crie Éliséa.

L’interpellée, terrifiée face à son ennemie, regarde autour d’elle : personne pour la défendre. Elle tourne bride et s’enfuit au galop. Éliséa pousse sa monture à sa poursuite. Obsédée par l’idée de se mettre à couvert, la princesse s’engage dans la forêt d’Engartot, mais contrairement à son adversaire, elle n’en connaît pas la topographie.

Sabriana ne sait plus où est le nord. Elle chevauche, égarée. Sa poursuivante se cache, elle apparait enfin à sa droite, puis à sa gauche. Maintenant, elle lui fait front. Sabriana fait volte-face. Elle croit avoir distancé son oiseau de proie. Elle arrête sa monture. Elle pleure. Elle cravache de nouveau. Sa bête est épuisée. Elle marque un arrêt. On n’entend plus aucun bruit.

« Enfin débarrassée, pense-t-elle, fatiguée de me poursuivre, elle a dû rentrer chez elle. »

Elle s’assit au pied d’un arbre pour reprendre son souffle.

Enfin remise de ses émotions, elle reprit la selle et se remit à galoper, désespérant de trouver avant la nuit la sortie de ce dédale vert.

Un coup violent au visage l’étourdit. Elle tomba comme foudroyée au pied de son cheval de guerre.

Éliséa l’avait attendue, juchée dans un vieux chêne. De cet observatoire, elle vit de loin venir son ennemie sans en être vue. Au moment choisi, elle se suspendit par les mains à une grosse branche et, détendant en même temps ses bras et ses jambes, elle frappa de ses pieds joints la face de Sabriana, puis elle se jeta au sol avec la grâce athlétique que lui donne la jeunesse. Ayant éveillé la princesse par quelques gifles, la jeune reine dégaina sa dague qu’elle plaça sous sa gorge.

« Je pourrais te tuer maintenant, mais je préfère que nous terminions cette guerre dans la convivialité. Lève-toi, ramasse ton arc et ton carquois, et viens avec moi.

– Où allons-nous ? »

Éliséa ne se donna pas la peine de répondre, elle saisit sa victime par le bras et la conduisit à travers les profondeurs de la forêt, enjambant les racines, se courbant sous les branches, marche pénible et interminable pour Sabriana, mais la native d’Engartot sait où elle va.

« Nous y sommes. »

La clairière du Sanglier.

« Place-toi en face de moi. Maintenant, recule de cinquante pas, j’en ferai de même. »

« À toi l’honneur, Sabriana, tire la première. »

« Est-elle folle ? se dit l’interpellée. Elle m’invite elle-même à la tuer. »

« Souviens-toi de mes conseils : use de toute la force de tes bras, et vise au-dessus de la cible si tu veux l’atteindre.

– J’ai bien retenu la leçon de la dernière fois. »

Sabriana banda son arc et ses biceps, elle visa vers le haut. Son trait, garni d’un canard qu’il avait transpercé au passage, vint se ficher dans le gazon, juste entre les pieds de la cible, laquelle cible éclata de rire.

« De deux choses l’une : ou bien je suis un mauvais professeur d’archerie, ou bien tu es un cancre. »

Éliséa n’avait apporté qu’une seule flèche, celle qu’elle avait gardée dans le petit carquois.

« À mon tour. »

Quelle arme de la jeune femme rousse est le plus redoutable, son arc ou son regard ? La fille du roi de Courlandie la considère avec terreur. Cette image donnée par le veau dans son disque d’or devient réalité.

« C’est maintenant qu’elle m’abat. Je ne veux pas mourir. J’ai trop peur de la mort. »

La corde est tendue, prête à tuer.

« Non ! non ! »

Sabriana n’ose pas s’enfuir de peur d’être transpercée dans le dos. Elle recule, recule toujours. L’archère avance. La potentielle victime est acculée par le tronc d’un charme.

« Adieu, jolie princesse.

– Non ! »

Le trait meurtrier frappe Sabriana au milieu du front. Elle s’abat lourdement.

 

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