Chapitre XIV - Bienvenue à Chambord

Sigur, armé de sa poêle, retint le plus longtemps possible la belle jeune femme en uniforme. Estimant que son amie avait eu le temps de s’éloigner, il la laissa retrouver ses esprits. Laure Anjade, se dressant péniblement, quitta la maison en titubant et se tenant la tête.

« Tu vas me payer ça, petit imbécile, et au prix fort ! »

Félixérie courait à travers la ville.

D’ailleurs, pendant qu’elle ramassait des tartes, le colonel Mulot, récemment promu lieutenant-colonel, passait lui aussi un vilain quart d’heure. Je ne vous explique pas la colère du puissant Thanatos. Non seulement sa police avait laissé fuir le « romanichel », mais maintenant, elle n’était même pas capable de retrouver la fille aux cheveux de feu.

« Vous rendez-vous compte des conséquences ? Sans son unique attraction, le parc de Beauval va être obligé de fermer ses portes. Vous imaginez la perte financière pour l’Empire ! Il va falloir lever de nouveaux impôts. La Salamandre, que vous n’avez toujours pas été capable de démanteler, va encore récupérer je ne sais combien de va-nu-pieds qui ne voudront pas payer. Sans compter que la lumière qui se dégage de ses cheveux constitue une injure à ma ténébreuse royauté. »

Vautré devant le trône, Mulot se répandait en « Pardon, Sire !... Que Votre Majesté me pardonne ! »

« Et que comptez-vous faire, maintenant, pour réparer vos bêtises ?

– Sire, j’ai lancé contre elle mes meilleurs agents : le lieutenant Jade et l’adjudant Anjade. La fille retrouvera bientôt sa place à Beauval, et cette fois, nous renforcerons les systèmes de sécurité.

– Voilà qui me rassure, Mulot. »

Félixérie courait toujours.

Elle parvint, épuisée, rue Denis Papin. Le chemin était encore long.

Elle fit de grands signes à un taxi à cheval qui, par bonheur, descendait la rue.

« Et où allez-vous comme ça, jolie demoiselle ?

– À Chambord.

– Quoi ? Et qu’est-ce que vous allez faire à Chambord ?

– Cela me regarde.

– Cela vous regarde, cela vous regarde ! Mais vous n’êtes pas un peu givrée de vouloir aller à Chambord ?

– Tant que je vous paie ! C’est au client de choisir sa destination, pas au chauffeur, autant que je sache ?

– Je ne vous conduirai pas à Chambord. Je ne suis pas fou, moi.

– Monsieur, c’est très important pour moi. Il faut que je m’éloigne d’ici. Plus tôt je serai à Chambord, et mieux cela vaudra.

– Je vois, pas la peine de me faire un dessin. Vous avez l’impériale sur le paletot.

– Si vous voulez.

– Je vous emmène jusqu’à Maslives. C’est la limite de sécurité si je ne veux pas me faire découper en petits dés. Vous, ce qui va vous arriver après, ce n’est pas mon problème. »

Félixérie prit place dans le même état d’esprit que Lancelot montant dans la charrette.

« J’espère que la recommandation de ce Django suffira. Bon ! Nous verrons bien. Alea jacta est ! »

Notre jeune amie essayait de s’imaginer sur l’ultime banquette d’un autocar Simplon, faisant face à la vitre et adressant de grands signes aux automobilistes. Elle avait participé à un voyage scolaire à Chambord lorsqu’elle avait neuf ans, et, par le souvenir de cette belle journée, elle s’efforçait de se rassurer.

L’hippomobile au siège inconfortable traversa le village de Maslives et s’arrêta en vue du pavillon de Saint-Dyé. À peine la jeune fille avait-elle payé le cocher que celui-ci, sans dire au revoir, retourna sa carriole et fouetta son cheval à grand hue et à grand dia, soulevant toute la poussière de la route.

Elle marcha au milieu des champs. Le pavillon de Saint-Dyé marque la frontière du domaine de Chambord. Celui-ci, d’ailleurs, n’avait plus ni toit ni fenêtres.

De moins en moins rassurée, elle pénétra dans la forêt en direction du célèbre château.

La route de Saint-Dyé lui avait d’ailleurs paru plus élégante dans ses souvenirs. La forêt domaniale de Boulogne ressemblait plutôt à une jungle, et Félixérie regrettait de ne pas s’être munie d’une machette pour progresser dans ce qui fut jadis une avenue royale.

Elle parvint enfin au Rond François Premier, une clairière à peu près circulaire, comme son nom l’indique, envahie de toute sorte de végétation. Au loin, au travers d’un anarchique enchevêtrement de branchages, lui apparaissait la silhouette du château royal. Elle pénétra dans l’allée, envahie d’orties et de ronces. Un groupe de jeunes gens et de jeunes filles lui barra la route. Comme ils avaient l’air méchants ! Les lèvres et les sourcils percés, les bras couverts de tatouages multicolores, les ceintures et bracelets garnis de pointes et de clous, de lourdes chaînes autour du cou, toutes sortes d’armes contondantes entre leurs mains : barres à mine, masses et fléaux d’armes, nunchakus, poings américains. Quant à leur regard, il lui paraissait tout aussi redoutable que leurs armes.

« En voilà un comité d’accueil ! » se dit Félixérie.

Elle voulut rebrousser chemin, mais d’autres garçons et filles, tout aussi gracieux les uns que les autres, lui coupaient la retraite.

L’un des garçons se détacha du groupe et l’approcha, c’était le chef de la Salamandre : Alfred Ovzebigue-Badehouolphe, dit Frédo-Rhino. Inutile de le décrire. Si vous avez regardé Tortues Ninja dans votre jeunesse, pensez aux rhinocéros : faciès de brute, énormes biscoteaux, armure de fer garnie de pointes.

« Nous t’attendions, Nicole Niclou.

– Vous devez faire erreur, je m’appelle Félixérie.

– Ne nous prends pas pour des imbéciles, nous sommes très bien renseignés. Nous te suivons depuis le bureau de la police impériale. Ce sont eux qui t’ont chargée de t’infiltrer dans la Salamandre pour nous espionner. Ta carrière d’espionne se termine avant d’avoir commencé. Nous allons te massacrer. Et nous te ferons entrer tout entière dans une bouteille que nous enverrons par la poste à ton ami Thanatos.

– Ne faites pas les idiots ! Je ne suis pas Nicole, je suis Félixérie, et j’ai la police impériale aux trousses.

– Tu mens, nous savons très bien qui tu es. Sandra, occupe-toi d’elle. Après tout, c’est une affaire de filles. »

Sandra-la-Teigne, à son tour, se détacha du groupe : une panthère, le crâne rasé à l’exception d’une longue mèche teinte en rouge, un collier et des bracelets de cuir garnis de pointes d’acier, de gros sourcils froncés, un regard aussi noir qu’un soir d’orage, chargé de menace et de haine. Elle s’approche à pas lourds, saisit son fléau d’armes à manche court et longue chaîne qui repose sur ses épaules. Elle commence à le faire tournoyer au-dessus de sa tête.

On n’entend plus rien, sinon le bruit de la terrible sphère d’acier hérissée qui déchire l’air lourd. Félixérie, qui n’a d’ailleurs pas beaucoup bronzé durant son séjour en Ligérie, est devenue blanche. Elle pense avec terreur que les torgnoles de sa milicienne préférée étaient de gros câlins, mesurées à la dégelée qu’elle se prépare à recevoir. Elle espère seulement que le choc va la tuer net.

« Tu vas voir comment je traite les espionnes. Je vais commencer par te briser les bras et les jambes. Pour la suite, ce sera selon l’inspiration. »

Félixérie prend la fuite. Un garçon l’empoigne et la projette aux pieds de son impitoyable adversaire.

« Pitié ! Ne me faites pas de mal. Je ne suis pas une espionne. Je viens de la part de... de... C’est pas vrai ! Je ne me souviens plus de son nom !

– Tu n’as vraiment pas de chance, ma cocotte. Je te donne dix secondes pour retrouver la mémoire. »

Et l’arme redoutable continue à tournoyer dans un bourdonnement lancinant.

« Attendez !... Attendez !... Ça me revient... C’est un gitan... un musicien... Stéphane Grappelli...

– Incroyable ! Elle ose se ficher de moi comme si je ne lui faisais pas peur !

– Non, ce n’est pas ça... c’est un nom du même style... Django... Django Reinhardt. »

Le fléau d’armes s’assagit. La lourde sphère retombe dans la main de Sandra.

« Alors comme ça tu connais Django ! Ça vaudrait mieux pour toi. Nous allons vérifier tout de suite. »

Sandra reposa la chaîne sur ses épaules. Félixérie se résigna à suivre les guerriers de la Salamandre jusqu’au château. Elle ne reconnaissait plus rien de l’excursion de son enfance.

« Et dire que c’est l’un des plus beaux monuments de France ! Quelle incurie ! Qu’est-il donc arrivé à ce pays ? »

Du merveilleux palais de François Premier ne restait qu’un immense taudis. Des lierres s’incrustaient dans les murs barbouillés de graffiti délavés jusqu’à la forêt de cheminées. Les charpentes courbées, effondrées, ravagées par le capricorne donnaient la triste vision de toits éventrés. Félixérie remarqua, près de l’entrée principale, un château gonflable jaune et rouge.

« Ces barbares ont donc des enfants, » pensait-elle.

L’intérieur de la royale résidence offrait le même spectacle de délabrement que l’extérieur : parquets rayés, jonchés de débris, meubles détruits, toiles de maître saccagées, déchirées, profanées à la bombe de peinture.

Sandra conduisit sa prisonnière dans une chambre où Django était affairé à corriger ses copies de grammaire et d’orthographe.

« Excuse-moi de te déranger, Django, mais cette sauterelle, qui a osé s’introduire dans le parc, prétend venir de ta part. »

Levant les yeux au-dessus de son bureau, le gitan toisa la jeune fille attentivement.

« Je regrette, Sandra, mais je n’ai pas l’honneur de connaître cette charmante personne. »

La Teigne enroula autour du cou de la pauvre fille son bras couvert de tatouages.

« Tu n’aurais vraiment pas dû te moquer de moi. Prépare-toi à mourir.

– Attendez, Django ! Attendez ! C’est vrai que nous ne nous sommes jamais vus, mais vous connaissez mon ami Sigur. Sigur Leuret.

– Sigur ? Sigur ?... Ah oui ! N’est-ce pas ce blondinet qui joue du trombone ?

– Du basson.

– Oui, c’est cela ! Du basson. Nous nous sommes rencontrés en prison. Sigur est mon ami, et je le félicite d’avoir une copine aussi jolie. Il m’a beaucoup parlé de vous, Mademoiselle, et si vous êtes son amie, vous êtes aussi la mienne, comme en algèbre. »

Le puissant bras qui lui brisait les cervicales relâcha son étreinte. Elle commença à retrouver sa respiration.

« Pardonne-moi ma brutalité, Félixérie. Nous avons tellement d’ennemis ! Nous passons notre temps à nous battre et nous nous méfions de tout le monde. Bienvenue dans l’antre de la Salamandre.

– Vous me broyez la main.

– J’ai bien failli te broyer tout entière. Et je te conseille de me tutoyer, si tu ne veux pas me vexer. »

 

la suite

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