Chapitre XX - Fabien et Fabienne

Dans un crissement de freins, le train s’immobilisa, masquant le quai comme la lune masque le soleil un jour d’éclipse. Puis, une sonnerie électronique retentit. La rame repart, dévoilant un quai devenu désert. Seule Lynda est toujours à la même place, l’œil hagard, tenant sa guitare par le manche, comme Brassens.

« J’ai raté le métro, » murmura-t-elle en regagnant son banc.

« D’ailleurs, c’est normal, j’ai aussi raté ma vie. Je rate toujours tout. »

Elle repassa encore sa situation dans son esprit. Le suicide lui avait semblé la meilleure solution, mais elle n’en avait pas eu le courage. Elle n’avait donc plus d’alternative. Elle repartirait pour la Syldurie. Elle y serait bannie, exilée ou emprisonnée, mais au moins, elle n’aurait pas à se prostituer pour survivre.

« Voilà ce que je vais faire. Je retourne en Syldurie et je paie ma dette. Tout l’argent que j’ai pris à mon père. Cela me prendra toute la vie, mais je rembourserai. Maintenant c’est une question d’honneur. Je ferai la vaisselle dans les restaurants, je serai palefrenière, n’importe quoi, s’il le faut, je descendrai dans les mines de cuivre. Allez debout, Lynda ! Tu retournes au pays.

Oui, mais comment ? Par le train ? Par l’avion ? »

Il lui fallut peu de temps pour compter les pièces tombées dans son étui : cinq euros et trente-deux centimes. De quoi voyager loin !

« J’aurais tout de même dû garder ma moto… De toute façon, le réservoir était vide. Tout comme mes poches. Alors allons-y à pied ! »

Elle inspecta ses semelles misérables.

« Avec ces chaussures-là ? Je n’arriverai même pas à la gare du Nord. »

Elle resta encore un moment comme figée, les coudes sur ses genoux, la tête enfermée entre ses poings. Le désespoir semblait l’avoir vaincue.

« Que faire ? murmura-t-elle. Que faire ? Seigneur ! Aide-moi ! »

À peine eut-elle articulé ces paroles, sans en saisir la portée, qu’elle sentit une paix passer sur elle. Elle releva le buste pour montrer un visage tranquillisé et un regard brillant de confiance. Elle entendait son cœur battre dans sa poitrine. Quelque chose de nouveau s’était produit. Elle ne comprenait pas, mais elle se sentait brusquement aimée. Non pas comme Dimitri ou Julien l’avait aimée, il lui semblait que tous ceux qu’elle avait piétinés quand elle était pleine de force et d’orgueil, lui tendaient la main pour la relever.

Elle se remit à chanter, frappant vigoureusement les cordes, sans remarquer la présence de deux jeunes policiers qui s’étaient postés face à elle. Au bout d’une strophe ou deux, la voix de la jeune femme attira leur attention.

« Tiens ! Fabien, toi qui aimes tant la chanson française, qu’en dis-tu ?

– Mais c’est très beau ! répondit son collègue. Avoue que cette chanson nous change du rap et de toute leur musique de racaille. Mes félicitations, mademoiselle, vous êtes douée, et vous avez un beau filet de voix.

– Dans ma situation, répliqua Lynda, j’aurais préféré avoir un beau filet de bœuf. Mais j’apprécie le compliment. Et je suis toujours heureuse de rencontrer des gens qui apprécient Brassens. On m’avait pourtant dit que les porteurs de matraque étaient des gens incultes.

– Les C.R.S. Mais nous, nous sommes la police. C’est un monde différent. Pas vrai, Fabienne ?

– C’est tout à fait différent.

– Vous chantez bien, et en plus vous êtes très jolie. »

Curieux ! Fabienne ne paraît pas apprécier ce compliment à la jeune vagabonde. Elle ne répond rien, mais lance à son collègue un regard qui l’aurait envoyé au tapis si c’était un coup de poing.

« Puisque vous aimez Brassens, vous pourriez peut-être mettre un petit billet dans ma boîte. Ça aiderait l’art à subsister.

– Oui, bon, bref. Nous recherchons deux trafiquants. Vous ne les auriez pas vus par hasard ? Un boumbala et un bougnoule.

– Un Africain et un Algérien, vous voulez dire ?

– Si vous voulez.

– Je préfère. J’ai vu passer personne. »

Contrariée par le vocabulaire xénophobe du jeune représentant de l’ordre, Lynda prit le parti de les ignorer avec mépris et replongea le nez dans les cordes de sa guitare.

« Au village, sans prétention… »

Les deux policiers allaient s’éloigner quand un détail, sur sa personne, attira l’attention de Fabienne.

« Eh ! Tu as vu ça ? Qu’est-ce qu’elle a au poignet ?

– Ça se voit. C’est une montre, » répondit-elle froidement.

« J’ai mauvaise réputation... »

« Elle en a du style, avec ça ! enchérit Fabienne.

– Je peux la voir de plus près ? ajouta Fabien.

– Mais bien sûr, répondit Lynda agacée. C’est de la tocante, c’est pas du toc. Et vous avez vu, elle vient de chez Cartier. »

Fabienne lui saisit l’avant-bras.

« La classe ! Elle ne s’habille peut-être pas chez Dior, mais elle se rattrape sur l’horlogerie.

– Oui, mais là, vous avez un problème, rétorqua Fabien.

– Quel problème ?

– Le vrai Cartier, c’est avec un C, le vôtre s’écrit avec QU, comme un quartier d’orange.

– Ah bon ? Tiens ? Je n’avais jamais remarqué. Maintenant que vous me le dites.

– Ne nous prends pas pour des cloches.

– Où as-tu déniché ça, petite pétasse ? lui crie Fabienne.

– On me l’a donnée.

– Elle nous prend vraiment pour une grosse paire de bœufs.

– On te l’a donnée ? Ce ne serait pas Djembé qui te l’aurait vendue sous le manteau par hasard ?

– Et d’ailleurs, qu’est-ce que ça peut vous faire ? Mamadou, il ne m’a rien vendu du tout. Il me l’a donnée, cette montre, parce qu’il me trouvait craquante et que j’avais de beaux yeux ?

– Tout à l’heure, ce sont tes clavicules qui vont craquer. »

En proférant ces menaces, la jeune policière commençait à faire des moulinets avec sa matraque. Si elle savait jouer du violon aussi bien que de cet instrument-là, elle aurait fait oublier Yehudi Menuhin.

« Et moi, comme une idiote, j’y ai cru. »

Fabien a trouvé malin d’ajouter : « C’est vrai que vous avez de beaux yeux. Il n’a pas menti, » s’attirant de nouveau les foudres du regard se sa collègue.

 « Vendu ou donné, poursuivit-il en reprenant son ton sévère de milicien, cela ne change rien. Le recel est un délit puni par la loi. Sors-moi tes papiers !

– Et magne-toi !

– Voilà, voilà, y a pas le feu. »

Lynda passe la main dans sa poche intérieure, puis, avec une inquiétude croissante, fouille toutes les poches de son blouson.

« Mohamed ! Le fumier ! Il m’a piqué mon portefeuille !

– J’attends, lui dit Fabien en martelant le sol de son pied.

– Pendant qu’il me faisait son numéro de tout à l’heure. L’ordure !

– Donc, tu n’as pas de papiers.

– Mais si, j’ai des papiers. C’est cette raclure de Mohamed Bendjellabah qui me les a chouravés.

– Alors, comme ça, tu connais Bendjellabah. De mieux en mieux !

– Même que si je le rattrape, ça va être sa fête. »

Fabienne reprit la discussion :

« Tu en as de belles fréquentations ! Tu es de mèche avec eux, espèce de garce. Tu es leur complice, peut-être même le chef de leur bande.

– Et en plus tu fais la manche, répondit Fabien. On va bien s’occuper de toi, ma beauté. »

Ce dernier mot : « ma beauté », était de trop. Fabienne, une nouvelle fois, le mitrailla des yeux.

 « Résumons-nous, poursuivit-elle. Tu n’as pas de papiers, tu fais de la mendicité. Tu fais les yeux doux à mon collègue, et pour en rajouter, tu diriges un gang de trafiquants.

– Commence par nous dire ton nom.

– Et plus vite que ça !

– Lynda... Son Altesse Royale, Lynda, Victoria, Alexandra, Katrina, Oksana, Olga Soussaschnick-Sassouschnikof. Princesse de Syldurie. Il vous épate mon pedigrée ?

– Pas du tout. Nous sommes dans un quartier très bien fréquenté. Moi-même, je suis le président Sarkozy.

– Et moi, Elizabeth de Windsor. La numéro deux.

– En France, on n’aime pas beaucoup les gens qui se promènent sans papier. Surtout s’ils ont des noms à coucher dehors.

– D’ailleurs, je suppose que c’est ton cas. Tu couches dehors.

– Évidemment ! Ils m’ont virée de l’hôtel Georges Vé. »

Fabienne imprima un mouvement vertical à sa matraque qui la fit entrer en contact avec le sommet du crâne de Lynda sans le cabosser.

« Je vais te passer un tuyau, greluche. N’essaye jamais de faire de l’humour avec un flic. Un flic, c’est idiot, ça ne comprend jamais rien, ça prend tout au premier niveau, alors si tu lui sors une blague, il croit que tu te paies sa fiole. Et tu ne te paieras pas longtemps la mienne, c’est moi qui te le dis.

– Vous avez le droit de comprendre cela au premier niveau. Quand la vie allait bien pour moi, j’avais une suite à l’hôtel Georges Vé. Maintenant j’ai un carton boulevard Rochechouart.

– Ne t’inquiète pas pour cette nuit, on t’a trouvé un hôtel pas cher. On te place en garde à vue. Après la guitare, le violon.

– Et comme on ne veut pas te voir vieillir à la Santé, on va te balancer dans le premier charter pour la Moldavie.

– Syldurie. »

Il a fallu quelques secondes à Lynda pour réagir :

« Euh ! Non ? C’est vrai ? Je vais rentrer chez moi ? Et aux frais de la princesse ? – quoique dans cette affaire, la princesse, c’est moi – Ce n’est pas une blague ? Je vais rentrer au pays ?

– Et ça ne va pas traîner.

– Oh ! Mon petit Fabien ! Vous êtes un amour de gallinacé. »

Oubliant la crainte et le respect qu’impose l’uniforme, elle enroula ses bras autour du cou de Fabien et couvrit sa joue de baisers retentissants, ce qui déplut profondément à sa compagne de patrouille.

« Alors là ! Vraiment, elle exagère. Et toi tu la laisses faire ! On en reparlera au commissariat.

– Mais tu es tout rouge, mon petit poulet. C’est la première fois qu’une fille t’embrasse ?

– Attends un peu, pintade, que je te déplume. Mon collègue, il connaît les règles de la galanterie, il ne cognera jamais sur une fille. Mais moi je n’ai pas ce problème. Deux ou trois coups de matraque sur ton joli crâne, ça devrait te remettre les idées dans l’ordre. En plus, je ne risque pas d’endommager ta cervelle, tu n’en as pas.

– Fabienne, tu es dure avec elle.

– Allez ! Embarque-moi ça ! »

Fabien dut se résoudre à passer les menottes à la jeune fille, que Fabienne poussa sans ménagement vers la sortie.

« Eh ! Ma guitare ! Bande de sauvages !

– Occupe-toi de ses affaires ! »

Il semble que dans ce duo, c’est la jeune femme qui donne les ordres. Fabien ramasse en hâte le sac et la guitare de sa prisonnière. Fabienne l’empoigne dans le dos par son blouson et la pousse en avant avec brutalité.

« Eh ! Dites ! Les nuls en géographie ! Ne vous gourez pas d’avion. Moi c’est la Syldurie. Pas la Tchétchénie. La Syldurie.

– La ferme ! » lui crièrent-ils à l’unisson.

 

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