Chapitre XXVIII - Un chant sur la mer

À minuit moins le quart, un ange, non pas un vrai, apporta un livre à la prisonnière. Lynda fut enchantée de retrouver sa propre Bible, qui avait été confisquée avec tous ses biens. En définitive, celle qui s’était emparée de sa vie et croyait posséder son âme avait eu une lueur de pitié.

Elle ouvrit le volume avec précaution, caressant le vélin de la façon dont elle aurait aimé caresser la peau de son époux. Elle tourna les pages au hasard, s’arrêtant comme un promeneur solitaire sur les passages qui la fortifiaient dans son espérance.

« Quand je marche dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi : ta houlette et ton bâton me rassurent. »[1]

« La mort a été engloutie dans la victoire. Ô mort, où est ta victoire ? Ô mort, où est ton aiguillon ? L’aiguillon de la mort, c’est le péché ; et la puissance du péché, c’est la loi. Mais grâces soient rendues à Dieu, qui nous donne la victoire par notre Seigneur Jésus-Christ ! »[2]

« Invoque-moi au jour de la détresse. Je te délivrerai, et tu me glorifieras. »[3]

Elle demeura un long moment immobile et silencieuse, contemplative. Puis elle rechercha dans le deuxième livre des Chroniques, au chapitre trente-trois, le récit de la vie de Manassé :

« Lorsqu’il fut dans la détresse, il implora l’Éternel son Dieu et s’humilia profondément devant le Dieu de ses ancêtres. Il le pria, et l’Éternel l’exauça, il écouta sa supplication et le fit revenir à Jérusalem dans son royaume. Ainsi Manassé comprit que l’Éternel seul est Dieu. Après ces événements, il construisit à l’extérieur de la cité de David un rempart qui passait à l’ouest des sources de Guihôn, longeait la vallée du Cédron jusqu'à l’entrée de la porte des Poissons et contournait l’Ophel. Manassé lui donna une très grande hauteur. Il établit aussi des chefs militaires dans toutes les villes fortifiées de Juda. Il fit disparaître du Temple de l’Éternel les dieux étrangers et la statue, ainsi que les autels qu’il avait édifiés sur la colline du Temple et dans Jérusalem. Et on les jeta hors de la ville. Il rebâtit l’autel de l’Éternel. Il offrit des sacrifices de communion et de reconnaissance et il ordonna aux Judéens de rendre leur culte à l’Éternel, le Dieu d’Israël. »

« Voici donc le message de Dieu qui conduisit mon père à la foi. Manassé a rebâti l’autel de l’Éternel ; et j’ai en face de moi l’autel de Satan, sur lequel, dans quelques heures, je serai immolée. Quelle ironie ! »

Elle s’agenouilla sur la terre battue et pria à haute voix. Les mots qui sortaient de sa bouche venaient de son cœur, mais elle sentait son esprit guidé :

« ...Car j’ai commis des péchés plus nombreux que le sable de la mer ; mes fautes ont abondé, Seigneur, elles ont abondé, et je ne suis pas digne de lever les yeux pour regarder à hauteur du ciel, à cause de mes fautes sans nombre. Courbée sous une lourde chaîne de fer, incapable de lever la tête à cause de mes péchés, je n’ai pas de répit, car j’ai provoqué ta fureur et fait le mal devant toi, sans accomplir ta volonté ni garder tes préceptes. Maintenant, je m’incline en mon cœur, implorant ta bonté : J’ai péché, Seigneur, j’ai péché, et ma faute, moi je la connais ; suppliante, je t’implore : pardonne-moi, Seigneur, pardonne-moi, ne me fais point périr avec mes péchés, ne me garde pas rancune à jamais pour mes actions mauvaises, ne me condamne point aux demeures souterraines, car toi, Seigneur, tu es le Dieu de ceux qui se repentent. En moi aussi, tu feras voir ta bonté, car tu me sauveras, moi indigne, selon ta grande miséricorde ; et moi, je te louerai à jamais, tous les jours de ma vie, car toute puissance te chante dans les cieux et ta gloire t’appartient pour les siècles des siècles. Amen. »[4]

Des larmes coulèrent sur ses joues, ses lèvres se tendirent en un sourire bienheureux, ses yeux avaient retrouvé leur éclat. Elle avait rétabli le contact avec son créateur.

Dans sa folie humaine, elle avait cru pouvoir mener seule un combat spirituel, et son orgueil l’avait éloignée de Dieu et précipitée dans la fosse. Elle était déjà morte, mais la vraie vie commençait à reprendre place en elle. Pour la première fois depuis le début de sa captivité, elle se dressa sur ses jambes, se mit à marcher, courir, danser même. Elle était heureuse.

Puis, après cette intense euphorie, elle s’agenouilla de nouveau.

De sa voix claire, délicieuse et chaude, elle se mit à chanter :

Je voudrais vous dire à genoux[5]
Que l’amour de Jésus est doux !
Plus doux que je ne puis le dire !
Plus doux que je ne puis le dire !
O vous les blessés du chemin,
Venez, car il vous tend la main,
Depuis longtemps il vous attire !
Depuis longtemps il vous attire !

Les premiers mots étaient prononcés avec une extrême douceur, à peine perceptibles. Dès le troisième vers, la voix de Lynda prit de l’ampleur. L’écho dans la crypte de calcaire répétait comme un appel :

Depuis longtemps il vous attire !
Depuis longtemps il vous attire !


Je voudrais vous dire à genoux
Que l’amour de Jésus est doux !
Vous faire croire à ce mystère !
Vous faire croire à ce mystère !

Comme la mer agitée s’engouffre dans les cavernes à marée montante, le chant de Lynda, amplifié dans les galeries, surgissait des profondeurs jusqu’aux appartements royaux.

Si vous l’aviez jamais goûté,
Si vous en saviez la beauté,
Je ne saurais plus que me taire !
Je ne saurais plus que me taire !

Le chant, qui avait atteint toute sa puissance, réveilla Dimitri qui secoua sa maîtresse.

« Qu’est-ce qui se passe ici ?

– Tu es malade de me réveiller comme ça ?

– Tu n’entends pas ? »

Je voudrais vous dire à genoux
Que l’amour de Jésus est doux !
Qu’il nourrit l’âme et la délivre !
Qu’il nourrit l’âme et la délivre !

« C’est le chant du cygne, dit Sabine. Elle chante parce qu’elle va mourir.

– Jamais la voix de Lynda n’a été aussi belle ! Comme tout cela est pathétique ! »

Et les malheureux du chemin
Qui l’ont reçu n’ont jamais faim,
Car cet amour-là les fait vivre !
Car cet amour-là les fait vivre !

« Ne peut-elle donc pas se taire ?

– Non ! Qu’elle chante encore ! C’est magnifique ! »

Oh ! Venez vous mettre à genoux,
Croyez que son amour est doux !

Le flot harmonieux s’était à présent répandu sur la ville et dans les rues. Il s’introduisit dans le pénitencier dont Périklès s’était évadé, mais où Julien était toujours détenu. Reconnaissant le timbre aimé, celui-ci saisit l’alto à la volée et fondit sa voix dans celle de Lynda.

Dans une offrande solennelle
Dans une offrande solennelle
Dites-lui, je me donne à toi,
Prends mon amour mon Dieu, mon Roi !

Quelques prisonniers fredonnèrent à leur tour.

Le tien c’est la vie éternelle !
Le tien c’est la vie éternelle !

Toujours à genoux dans son cachot, Lynda reprit le dernier couplet, elle entendait, elle aussi, la voix des prisonniers. Elle était devenue soliste, seule voix féminine accompagnée a capella par un immense chœur d’hommes qui s’harmonisait avec la douceur de son chant.

Oh ! Venez vous mettre à genoux,
Croyez que son amour est doux !
Dans une offrande solennelle
Dans une offrande solennelle
Dites-lui, je me donne à toi,
Prends mon amour mon Dieu, mon Roi !
Le tien c’est la vie éternelle !
Le tien c’est la vie éternelle !

Le chant s’était tu, laissant la place à un silence apaisant. Toute la ville avait été éveillée par la voix, si forte et si douce à la fois, de la jeune reine promise au martyre. Les citoyens d’Arklow étaient sortis de leurs lits, s’étaient vêtus et commençaient à s’attrouper dans les rues.

Le chant de Lynda perça de nouveau la nuit claire.

Dieu tout-puissant, quand mon cœur considère,[6]
Tout l’univers créé par ton pouvoir :
le ciel d’azur, les éclairs, le tonnerre,
Le clair matin ou les ombres du soir,
De tout mon être alors s’élève un chant :
« Dieu tout-puissant, que tu es grand ! »
De tout mon être alors s’élève un chant :
« Dieu tout-puissant, que tu es grand ! »

Une foule de plus en plus compacte, semblant répondre à un appel, se concentrait vers la place Royale. Plus de pierres, plus de pancartes, plus de banderoles. Tous pliaient le genou sur le pavé. Attirés irrésistiblement par la voix de la jeune femme, chacun choisissant son registre, ils chantaient le cantique avec elle, sans l’avoir appris.

Quand par les bois, ou la forêt profonde,
J’erre et j’entends tous oiseaux chanter,
Quand sur les monts, la source avec son onde
Livre au zéphyr, son chant doux et léger.
Mon cœur heureux s’écrie à chaque instant :
« Ô Dieu d’amour, que tu es grand ! »
Mon cœur heureux s’écrie à chaque instant :
« Ô Dieu d’amour, que tu es grand ! »

Porté par les vents, le chant parcourait les collines et les vallées, les montagnes et les plaines, les vignes et les prés, les villages et les champs. Comme la brume du matin, il se répandait sur la mer. Jaillis des profondeurs de l’Égée, comme soufflés dans les tuyaux de trente-deux pieds des orgues de cathédrale, des « Oh » et des « Ouh » soutenaient les basses d’une surnaturelle calophonie[7].

Mais quand je songe, ô sublime mystère,
Qu’un Dieu si grand a pu penser à moi,
Que son cher Fils est devenu mon frère
Et que je suis l’héritier du grand Roi.
Alors mon cœur redit la nuit le jour :
« Que tu es bon, ô Dieu d’amour ! »
Alors mon cœur redit la nuit le jour :
« Que tu es bon, ô Dieu d’amour ! »

« Le chant des sirènes, dit le capitaine Padalakis.

– Depuis quand les sirènes chantent-elles des cantiques ? » répondit son lieutenant, qui tomba, lui aussi à genoux.

Quand mon sauveur éclatant de lumière,
Se lèvera de son trône éternel,
Et que laissant les douleurs de la terre,
Je pourrais voir les splendeurs de son ciel.
Je redirai dans son divin séjour :
« Rien n’est plus grand que ton Amour ! »
Je redirai dans son divin séjour :
« Rien n’est plus grand que ton Amour ! »

 « Voilà le réveil dont je rêvais pour notre pays ! s’écria Périklès. Ce qui caractérise le véritable réveil, ce ne sont pas les cris, les rires, les gesticulations, ni la prospérité assurée, ni même les guérisons et les miracles. Non ! Quand l’Esprit-Saint se manifeste, les pécheurs se repentent, les peuples tombent à genoux et implorent le pardon divin. Et c’est ce que nous allons faire. »

Saisissant la main de son épouse, il s’agenouilla avec elle.

« Père, pardonne-moi d’avoir préféré les ténèbres à la lumière. Pardonne-moi d’avoir abandonné ton Fils pour suivre une fausse prophétesse. Pardonne-moi d’avoir égaré les brebis que tu m’as confiées. Daigne nous aider à rétablir l’ordre dans ce pays et accompagner notre chère Lynda dans sa lutte pour la justice et la vérité. Amen.

– Amen, » répondit Hélèna.

 

[1] Psaume 23.4

[2] 1 Corinthiens 15.54/57

[3] Psaume 50.15

[4] Prière de Manassé (texte apocryphe).

[5] Texte de M. Boissonnas

[6] «Великий Бог» texte français d’Hector Arnera

[7] J’ai bien écrit « calophonie », kalos étant le contraire de kakos.

 

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